Nationaliste Social et Ethniciste

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Struensee ou les affres du despotisme éclairé

Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas vu une grande fresque historique, en costumes, au cinéma. En décembre dernier, passant devant un cinéma, mon regard est attiré par l’affiche du film Royal Affair. On y voyait un homme et une femme danser, en costume XVIII° siècle. Longtemps, j’ai détesté le XVIII° siècle, notamment le XVIII° siècle français. Après le glorieux règne de Louis XIV, la période suivante me paraissait fade et dévergondée. Louis XV avait laissé le bel héritage se déliter selon le mot d’un historien. Les aristocrates poudrés en perruques me semblaient ridicules. Je n’ai jamais été un admirateur de Voltaire ou de Diderot et la vie intellectuelle des Lumières, tant révérée par certains, m’a toujours paru un peu superficielle et trop marquée par les querelles d’ego entre ces Messieurs de l’Encyclopédie. Au fond, le XVIII° siècle était comme une parenthèse entre l’hégémonie de Louis XIV et la glorieuse (bien que tragique) période de la Révolution et de l’Empire. Depuis, j’ai révisé mon jugement. D’abord, sur le bilan du règne de Louis XIV. Le Roi-Soleil reste un très grand souverain, l’un des plus grands que la France ait eu. Il a eu, pour ce pays (et pas seulement pour lui-même), une très haute ambition, un grand dessein. Mais le fait est qu’il a connu des échecs cuisants et surtout, il a laissé en 1715 une France épuisée par la Guerre de Succession d’Espagne. Ensuite, je me suis intéressé à Louis XV, une personnalité étrange et difficile à cerner. Le débat sur Louis XV n’est pas terminé : était-il un paresseux, un indifférent, juste préoccupé par la chasse et ses maîtresses, manipulé par la Pompadour ? Ou bien un roi consciencieux, compétent, soucieux de l’avenir de son royaume et de ses sujets ? Difficile à dire. Louis XV était intelligent, et même assez fin, mais il semble bien qu’il n’avait ni l’autorité, ni le goût des affaires de son arrière-grand-père, sans pour autant être le roi blasé et négligent que l’on a parfois décrit. La France, sous Louis XV, a pansé les plaies du règne précédent, elle a prospéré, elle a commencé à se moderniser, malgré les pesanteurs de l’Ancien Régime. Le bilan de Louis XV n’est pas si mauvais, en dépit des échecs extérieurs (perte de l’Amérique du Nord et de l’Inde durant la Guerre de Sept ans).

 

Mais Royal Affair nous invite à découvrir le XVIII° siècle dans un pays d’Europe du Nord, le Danemark. A cette époque, pour aller vite, les royaumes scandinaves sont globalement affaiblis, au point de vue politique. Le Danemark est certes uni à la Norvège (jusqu’au début du XIX° siècle), mais le pays ne joue qu’un rôle mineur dans les affaires européennes. Au siècle précédent, les Danois ont raté leur intervention en Allemagne durant la Guerre de Trente ans (1618-1648). Au début du XVIII° siècle, ils ont dû affronter le redoutable Charles XII de Suède qui leur a infligé plusieurs défaites. La Suède, qui elle a réussi son intervention durant la Guerre de Trente ans, grâce à l’excellente armée créée par Gustave-Adolphe, a été une très grande puissance au XVII° siècle (et une alliée de la France). Mais son hégémonie sur la Baltique s’est effondrée lors de la Guerre du Nord (1700-1721) qui a opposé le bouillant Charles XII de Suède, un général magnifique, au Tsar de Russie Pierre le Grand, un des plus grands souverains que la Russie ait connu. Si la France s’est relevée de la Guerre de Succession d’Espagne, puis de la Guerre de Sept ans, la Suède en revanche ne s’est jamais remise de sa défaite. Les vieilles puissances scandinaves sont éclipsées au XVIII° siècle par la montée de deux états voisins : la Prusse qui s’affirme en Allemagne du Nord (jusque-là plus ou moins une zone d’influence des royaumes scandinaves, dont les dynasties sont souvent originaires d’Allemagne du Nord) et la Russie qui devient une grande puissance, alors que, depuis le Moyen Âge, les Scandinaves, surtout suédois, avaient pu exercer une certaine domination sur les territoires finnois, baltes et slaves bordant la Baltique, domination marquée notamment par la conquête de ce qui deviendra la Finlande, laquelle, et c’est très significatif, passera à la Russie en 1815.

 

Au XVIII° siècle, donc, les pays scandinaves ne sont pas particulièrement riches et en avance. Ils ne sont pas du tout les « modèles » qu’ils sont devenus dans la deuxième moitié du XX° siècle. D’ailleurs, on l’a oublié, mais au XIX° siècle, la misère a poussé des centaines de milliers de Scandinaves à émigrer aux Etats-Unis, dont plus d’un million de Suédois entre 1850 et 1890, pour un pays comptant autour de 5 millions d’habitants vers 1900. On pourrait presque parler d’exode… En tout cas intrigué par l’affiche du film et les noms d’acteurs à consonance scandinave, je m’en vais lire le résumé (pardon, synopsis) de Royal Affair. Et je découvre qu’il s’agit d’une évocation de la vie du docteur Struensee, tout-puissant mais éphémère ministre de Christian VII de Danemark à la fin des années 1760. Je me souvins alors de quelques lignes lues dans le vieux manuel Méthivier de 1943, Elaboration du Monde Moderne : « En Danemark, même relèvement économique, naval, militaire, intellectuel sous Frédéric V (1746-66) et surtout sous le faible Christian VII, grâce au médecin allemand Struensée, devenu ministre tout-puissant. Il abattit les privilèges de la noblesse et du clergé luthérien, soulagea les paysans, humanisa les lois. Un complot le fit mettre à mort et exiler la reine, sa protectrice » (p.188). Les historiens avaient en ce temps-là l’art de la concision, tout en étant précis. Et, de fait, ces lignes peuvent quasiment résumer ce que l’on voit dans le film. A ceci près que le film insiste beaucoup sur la romance entre Struensee et la reine, sa « protectrice ».

 

Le film s’ouvre sur l’arrivée de Caroline Mathilde de Hanovre, sœur de Georges III d’Angleterre, au Danemark, où elle doit épouser le jeune roi Christian VII. Nous sommes en 1766 et Christian vient de monter sur le trône, à 17 ans. On découvre un roi facétieux, mais bientôt instable et… mentalement perturbé. Le mariage est un échec, malgré la naissance d’un héritier, le futur Frédéric VI. Ce que rend bien le film, c’est d’abord la misère qui sévit au Danemark. Copenhague est présentée comme une ville grise, sale, mal aménagée (sans doute l’héritage de l’urbanisme médiéval) où règnent la promiscuité et la pauvreté. Le palais royal est tout aussi gris et triste, dans un style classique où tout est désespérément droit et perpendiculaire, sans chaleur ni fantaisie. On sent là aussi, peut-être, le vieux fond d’austérité luthérienne. Caroline, cultivée, curieuse, débarque dans une cour compassée, conservatrice, ennuyeuse à mourir. Considérée comme une étrangère (comme souvent les reines…), en proie à la méfiance de la reine-mère (qui est en fait la belle-mère de Christian et qui a un fils qu’elle aimerait bien pousser sur le trône), la pauvre reine voit ses lectures censurées. Il y a quelque chose qui paraît immuable dans cette cour danoise, gouvernée par le vieux comte de Bernstorff, un aristocrate allemand, qui ne peine guère à s’imposer à un roi jeune, inexpérimenté et impressionnable. On voit Christian signer sans broncher ce que Bernstorff lui tend. Dans ce palais morne et froid, Caroline s’enfonce dans la solitude et Christian dans la débauche.

 

Tout change lorsque Christian part pour faire un tour d’Europe en 1768. Il s’arrête à Altona, aujourd’hui quartier de Hambourg, mais colonie danoise à l’époque, où exerce un médecin allemand de quelque renommée, Johann Friedrich Struensee. Un aristocrate danois en disgrâce, Rantzau, pousse Struensee à postuler pour être le médecin personnel du roi Christian. Et, ô surprise, le courant passe entre Struensee et le roi (ils se livrent à une joute de citations littéraires). Struensee paraît apporter un peu de réconfort à l’instable Christian VII et les deux hommes deviennent amis. Le médecin suit le roi dans son périple, durant lequel il rencontre d’ailleurs quelques grands esprits du temps (ce qui n’apparaît pas dans le film). A leur retour, au tout début de l’année 1769, Struensee fait la connaissance de la reine. Leur relation est d’abord intellectuelle, Struensee prêtant ses ouvrages de Rousseau à Caroline. Struensee se rend compte de la misère du peuple. Il y a une très belle scène au cours de laquelle Struensee et la reine, qui font une promenade équestre dans la campagne danoise, découvrent un paysan attaché à une sorte de chevalet par son seigneur en châtiment de quelque faute. Cette scène nous rappelle à quel point, hors des salons raffinés de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie, l’Europe du XVIII° siècle demeure, par bien des aspects, un monde féodal et encore médiéval. Une situation qui se prolongera jusqu’au milieu du XIX° siècle dans certaines régions d’Europe centrale (et plus longtemps encore en Russie). Cette scène fait aussi superbement écho à la citation du manuel Méthivier « [il] soulagea les paysans ». Pour le moment toutefois, Struensee ne peut que descendre de cheval et constater d’une part la mort du malheureux paysan, et de l’autre l’injustice de la société danoise.

 

Dans le film, en partie poussé par la reine, Struensee finit par user de son influence auprès de Christian VII pour prendre le pouvoir, tandis qu’il entame une liaison passionnée avec Caroline. Ayant pris les rênes du pays, le médecin met en place un ambitieux programme de réformes inspiré des Lumières : pression fiscale sur l’aristocratie, liberté de la presse, politique de santé publique pour lutter contre les épidémies, telles sont les mesures que le film retient. La vaccination contre la variole du prince héritier Frédéric apparaît comme le symbole de cette volonté de moderniser le pays. Pour financer cela, Struensee fait des coupes dans le budget militaire et réduit le train de vie de la cour (malgré la protestation du roi). Mais exercer le pouvoir est plus difficile que d’imaginer un monde idéal. Et Struensee ne tarde pas à se heurter à la réalité. D’abord, ses réformes suscitent évidemment une opposition, emmenée par la reine-douairière, Juliane Marie de Brunswick, et un théologien, Guldberg. Ensuite, certaines mesures se retournent contre Struensee : la liberté de la presse permet la multiplication des libelles et pamphlets critiquant vertement le tout-puissant ministre ou raillant sa liaison avec la reine… à tel point que Struensee rétablit la censure. Il est clair que Struensee, malgré ses bonnes intentions, n’a pas obtenu de soutien populaire. Malgré la naissance de Louise-Augusta, probable fille de Struensee et de Caroline, que le roi reconnaît pourtant, la situation du ministre reste précaire. Christian VII est influençable et ses relations avec Struensee se tendent. Finalement, Guldberg et la reine douairière montent un complot avec le capitaine de la garde (les militaires craignent de nouvelles coupes budgétaires), ils persuadent Christian de signer l’ordre d’arrestation de son médecin tandis que Caroline est exilée et séparée de ses enfants. Struensee est jeté dans un cachot dont on l’extirpe pour le mener à l’échafaud où le bourreau met fin à sa vie en le décapitant. Nous sommes le 28 avril 1772 à Copenhague.

 

J’ai beaucoup aimé ce film, qui a été récompensé à la Berlinale 2012, à juste titre à mon avis. Malgré sa longueur (2h20), je ne lui trouve que peu de défaut. On ne s’ennuie pas, alors que le sujet est tout de même assez difficile. Il est évidemment passionnant de découvrir l’histoire, peu connue en France, du Danemark au XVIII° siècle. J’ai vu le film en version originale sous-titrée, ce qui permet en plus d’avoir un aperçu de la langue danoise, que je n’avais jamais entendue. Le film n’est pas manichéen, et de ce point de vue, je suis en désaccord avec ce qu’écrit Antoine de Baecque dans la revue L’Histoire (numéro 382 de décembre 2012, p.30) : « jamais il [Struensee] n’est questionné de façon contradictoire ». Certes, le film est globalement favorable à Struensee, présenté comme un idéaliste, désintéressé, un homme droit, un amant exemplaire. Pourtant, le personnage n’est pas forcément sympathique, et sa personnalité est complexe. Confronté à l’exercice du pouvoir, il prend des manières de despote, imposant ses décisions, rabrouant le roi avec une certaine brutalité (comme Bernstorff le faisait auparavant…), restaurant la censure au besoin. Le film dépeint un homme dur et obstiné, jaloux de son pouvoir. Cette œuvre est loin d’être hagiographique, même si, encore une fois, Struensee est plutôt présenté de manière positive. La critique apparaît cependant, de manière subtile.

 

Bien sûr, c’est un film, pas un documentaire. L’image de Struensee est édulcorée. Il est clair, d’après ce que j’ai lu, que cet homme fut un intrigant patenté. Il plaça son propre frère à la tête des finances danoises en 1771 (où ce dernier fit montre de compétence d’ailleurs) et fit son possible pour monopoliser le pouvoir, n’échappant pas complètement à une logique clanique. Par ailleurs, le film a considérablement embelli Caroline en confiant son rôle à la belle Suédoise Alicia Vikander. Or la vraie Caroline Mathilde était nettement moins attirante d’après les portraits que j’ai vus. Du coup, on peut s’interroger : dans le film, Struensee tombe amoureux d’une jolie jeune femme bafouée par son mari, lequel est le meilleur ami de Struensee. On se retrouve avec un étrange ménage à trois. La réalité fut peut-être différente, et la liaison de Struensee avec la reine pourrait bien avoir été plus politique que sentimentale (même si les sentiments ne sont pas à exclure). Par ailleurs, le médecin ne semble pas avoir été un ami aussi proche du roi que le film le suggère, mais Struensee aurait placé auprès de Christian un compagnon de débauche qui était un de ses hommes de confiance. Or dans le film, Struensee ne recourt à cet « intermédiaire » qu’à la fin. Il est aussi possible que Christian n’ait pas été aussi dépendant de Struensee que ce que laisse voir le film. Par ailleurs, Guldberg, le chef de l’opposition est présenté comme un bigot conservateur et attaché à la défense des privilèges. Or, sa fiche Wikipédia indique que, s’il fut bien un conservateur, Guldberg était aussi très attaché à la culture danoise, et il reprochait à Struensee de recruter essentiellement des Allemands pour occuper les principaux postes administratifs. Il n’en reste pas moins que Guldberg a effectivement fait exécuter Struensee et l’a remplacé comme principal ministre. De même, Caroline n’a pas terminé sa vie dans une obscure forteresse médiévale, comme on le voit dans le film, mais dans un confortable château avec une petite cour d’intimes. Personnellement, ces libertés prises avec l’histoire ne me dérangent pas. Il faut prendre ce film pour ce qu’il est, et non pour une thèse de doctorat. Mais on peut bien sûr discuter le point de vue adopté par le réalisateur, Nikolaj Arcel.

 

Surtout, ce qu’il faut saluer, c’est le talent des acteurs, qui porte véritablement ce film. Mads Mikkelsen est le grand acteur danois du moment. Sa physionomie rude et un peu inquiétante tend à donner au Struensee qu’il campe une certaine ambiguïté. Je reste convaincu que Mikkelsen est plus doué pour jouer les soudards en rupture de ban (comme dans Valhalla rising de 2009, un film que je n’ai pas apprécié) que les intellectuels idéalistes. C’est cependant un bon acteur, et il reste convaincant dans son rôle. Alicia Vikander joue très bien son rôle d’épouse bafouée puis d’amoureuse passionnée. Mais, celui qui à mon sens crève l’écran, c’est l’acteur danois Mikkel Boe Folsgaard (désolé, je n’ai pas le « o » barré) qui campe un étonnant Christian VII, dérangé, égoïste et pourtant attachant à plusieurs égards. Un roi de tragédie, incarnant l’autorité et pourtant dénué de pouvoir, influençable et manipulé (y compris par Struensee). On ne sait jamais si le roi est véritablement fou ou s’il est simplement excentrique, et s’il s’amuse à faire le fou. Le jeu de l’acteur laisse habilement planer le doute. Les historiens ne savent d’ailleurs pas vraiment de quoi souffrait Christian VII. Folsgaard a obtenu l’Ours d’argent du meilleur acteur à la Berlinale 2012, et c’est amplement mérité à mon avis. Enfin, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, Royal Affair nous invite à réfléchir sur le pouvoir et son exercice, en nous rappelant qu’il est plus facile de défendre de belles idées que de les mettre en application…



09/01/2013
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