L'Ukraine, un état écartelé
L’Ukraine s’est retrouvée sur le devant de la scène à deux reprises en France ces derniers temps : d’abord dans le domaine du sport, avec les matchs de barrage pour la coupe de monde de 2014 au Brésil, et ensuite en politique internationale, avec le refus du Président ukrainien Viktor Ianoukovitch de signer un accord de coopération Ukraine-Union européenne. Je veux dire aux Ukrainiens que, malgré ma profonde sympathie pour eux, je leur en veux terriblement de n’avoir pas terrassé l’équipe de France de football. Ce grand pays slave avait la possibilité unique de nous épargner le monopole médiatique dont va bénéficier cette bande de milliardaires dopés s’exprimant comme des lascars du 9-3, de faire perdre de l’argent à TF1 (ô joie !) et de nous donner l’immense plaisir d’entendre le décérébré appelé « supporter » déverser sa haine primaire des joueurs qu’habituellement il encense en picolant sa bière, joignant pour une fois sa voix mélodieuse à celle des journalistes bien élevés, s’offusquant que les dignes représentants de la nation aient failli. Notez que je n’en veux à personne d’avoir des goûts qui diffèrent des miens. Que des gens se passionnent pour le football, c’est leur droit le plus élémentaire. Mais au nom de quoi cette passion devrait-elle envahir perpétuellement l’espace médiatique ? Est-ce que les fans de volley-ball ou de hockey sur glace nous saoulent à longueur d’année avec les résultats de leur championnat ? Qu’il y ait des journaux, des chaînes de télévision, des sites internet pour les footeux, très bien. Qu’on en parle un peu plus lors des grandes compétitions, soit. Mais, le reste du temps, je ne comprends pas pourquoi les médias se sentent obligés d’en parler autant. Une élève a récemment déclaré à son professeur, le lendemain du match fatidique : « je suis sortie dans la rue pour crier après la victoire ! ». Inutile de préciser que certains des petits chéris n’étaient pas très frais pour faire le devoir. Mais, que voulez-vous, le foot, c’est plus important que réviser sa leçon, n’est-ce pas ? Je m’égare, revenons à l’Ukraine. Le pays est agité de manifestations et de violences suite, non pas à la défaite de l’équipe ukrainienne de football (preuve que les Ukrainiens sont manifestement plus intelligents que bien des Français… ou bons joueurs), mais au refus du gouvernement de signer l’accord de coopération avec l’Union européenne. Il semble établi que la Russie a, non pas fait pression, mais menacé purement et simplement son voisin en cas de signature. Etant hostile à l’UE, je ne souhaite pas que l’Ukraine adhère au Saint Empire Européen. Mais, comme je suis partisan de la souveraineté des nations, j’estime que c’est au peuple ukrainien, et à lui seul, de décider. Il est dommage, je trouve, que l’Ukraine n’ait finalement que le choix entre l’intégration européenne et la soumission au voisin russe. Pour injuste que soit cette situation, elle trouve son explication dans l’histoire du pays, un pays écartelé entre le géant eurasiatique qu’est la Russie à l’est, et l’Europe centrale, beaucoup plus proche de l’Occident. L’Ukraine mérite bien son nom, qui signifie « marche ».
L’Ukraine, pays méconnu
Un ami considère que l’Ukraine ne devrait pas exister comme état indépendant, ni comme nation. « C’est la petite Russie ! » me répète-t-il. Pour lui, l’affaire est entendue : l’Ukraine est une région russe, qu’une anomalie historique a érigé en pays indépendant. D’ailleurs, le berceau de la Russie ne se trouve-t-il pas en Ukraine, dans cette principauté de Kiev fondée par les Varègues ? Ainsi, les Ukrainiens ne seraient que le rameau méridional de la grande nation slave des Russes. J’avoue que moi-même, j’ai longtemps raisonné ainsi, pour l’Ukraine, comme pour la Biélorussie. Aujourd’hui encore, je considère que la Biélorussie n’a pas véritablement d’identité nationale clairement distincte de celle du grand frère russe. Mais en ce qui concerne l’Ukraine, j’ai changé d’avis. Je pense qu’il y a bien une nation et une identité ukrainiennes, mais le problème est que l’ensemble de l’Ukraine actuelle n’a pas été également concerné par ce processus de construction nationale, qui demeure inachevé par certains aspects. L’ouest a une identité nationale ukrainienne plus affirmée, pour des raisons historiques qu’on va tâcher de montrer, alors que l’est, russophone, a une identité plus floue, moins ukrainienne peut-être, mais pas complètement russe non plus. La nation ukrainienne est née de la même matrice que la Russie, c’est-à-dire la principauté médiévale de Kiev. Cette dernière est parfois appelée « Russie de Kiev », ce qui peut favoriser les anachronismes. Seulement voilà, la « Russie de Kiev » est très différente de la « Russie moscovite » qui donnera directement naissance à la Russie moderne. D’abord, elles ne se trouvent pas au même endroit. Ensuite, elles sont séparées de quelques siècles. Au XIII° siècle, la principauté de Kiev éclate en plusieurs états distincts, comme l’empire carolingien s’était divisé au IX° siècle. La « Russie de Kiev » cesse donc d’exister. D’ailleurs, la région de Kiev et une bonne partie de l’Ukraine actuelle tombe aux mains de nomades des steppes, les Coumans que j’ai déjà évoqués puisqu’ils jouent un rôle dans l’histoire bulgare. Parmi les états succédant à cette principauté de Kiev, deux nous intéressent ici : la principauté de Vladimir-Souzdal au nord, de laquelle est issue la principauté de Moscou, noyau de la Russie moderne (à noter d’ailleurs que le métropolite orthodoxe de Kiev s’installe à Vladimir après l’invasion mongole) dont l’essor ne commence pas avant le XIV° siècle ; la principauté de Galicie-Volhynie à l’ouest, qui est le précurseur de l’état ukrainien. Il est bon de rappeler que le Russie moscovite ne prend pied dans l’est de l’actuel territoire ukrainien qu’au XVI° siècle, sous Ivan le Terrible. Le centre de l’Ukraine ne devient russe qu’entre la fin du XVII° et le milieu du XVIII° siècle. Quant aux régions situées à l’ouest de Kiev, les plus ukrainiennes à bien des égards, elles n’intègrent l’empire russe que sous Catherine II, dans la deuxième moitié du XVIII° siècle, lors des partages successifs de la malheureuse Pologne. Par conséquent, il est très exagéré de considérer que la totalité de l’Ukraine partage de toute éternité un destin commun avec la Russie… Il est vrai aussi que l’Ukraine actuelle juxtapose des espaces très différents, et la partie orientale a finalement assez peu en commun avec la partie occidentale. Cette fracture culturelle et historique a des conséquences politiques jusqu’à nos jours.
Nous allons nous arrêter un peu sur cette principauté de Galicie-Volhynie. Aux XIII° et XIV° siècles, alors que la principauté de Vladimir-Souzdal décline sous la domination mongole et que Moscou ne se développe que lentement, la principauté de Galicie-Volhynie s’affirme comme l’un des plus puissants états slaves d’Europe orientale. A son apogée, elle englobe d’ailleurs des secteurs des actuelles Pologne et Biélorussie, et exerce sa suzeraineté sur les petites seigneuries moldaves. Les princes locaux sont des descendants de Rurik, comme les princes de Vladimir-Souzdal et leurs successeurs moscovites. Les plus notables sont Roman le Grand, prince de Volhynie de 1170 à 1205, qui unit sa principauté à sa voisine de Galicie en 1198. Il étend sa domination jusqu’à Kiev. Son fils Daniel 1er ne s’impose définitivement qu’en 1238 et règne jusqu’en 1264. Comme son père, il impose son autorité à Kiev, bien que la ville n’ait plus guère qu’un rôle symbolique. C’est un lieutenant de Daniel qui défend le berceau de la dynastie contre les Mongols en 1240, mais ces derniers prennent la ville, se livrant au massacre et au pillage selon leur coutume. Cette défaite n’empêche pas Daniel de résister victorieusement à ses cousins comme aux Polonais et aux Hongrois qui ont des visées sur son territoire. Comme les autres princes de la région, Daniel doit reconnaître la suzeraineté nominale de la Horde d’or mongole. Néanmoins, le joug mongol est moins lourd pour lui que pour les princes de Vladimir, plus proches du maître asiatique. L’influence mongole sera de fait plus durable et plus profonde en Moscovie qu’en Galicie-Volhynie. En 1253, Daniel, bien qu’orthodoxe, est couronné roi de Galicie-Volhynie par un envoyé du pape. L’ouest de l’Ukraine pose ici les bases d’une relation originale avec le catholicisme, qui est l’une des spécificités de l’identité ukrainienne. Daniel fonde plusieurs villes, dont Lviv, destinée à devenir la capitale du royaume, et plus généralement le centre culturel et politique de l’Ukraine occidentale. Sous le règne de Léon 1er (1269-1301), second fils de Daniel, le royaume de Galicie-Volhynie connaît encore une période faste. En 1303, Georges 1er, fils et successeur de Léon, obtient même du patriarche de Constantinople la création d’un métropolite orthodoxe pour la Galicie, qui prend ainsi son indépendance religieuse par rapport au métropolite de Kiev (résidant à Vladimir depuis 1299). En 1340 cependant, la dynastie s’éteint, laissant le champ libre aux Polonais, aux Hongrois et aux Lituaniens qui s’affrontent pour s’emparer de la région.
Le royaume de Galicie-Volhynie à son apogée; source: Wikipédia
En 1352, Polonais et Lituaniens se partagent finalement la Galicie-Volhynie. Toutefois, ce partage est atténué par l’association des deux rivaux à la fin du XIV° siècle sous la dynastie des Jagellon. En 1569, l’Union de Lublin transforme l’union personnelle polono-lituanienne en un état unique. A ce moment, l’essentiel de l’Ukraine actuelle est aux mains des Polonais, sauf le sud, dépendant du khanat tatar de Crimée, lui-même vassal de la Sublime Porte ottomane. La domination polono-lituanienne dure près de quatre siècles. Les Ruthènes (on ne parle pas d’Ukrainiens au Moyen Âge) de Galicie, de Volhynie, de Podolie et de Kiev ne vont pas pour autant devenir des Polonais, sauf peut-être une minorité d’aristocrates convertis au catholicisme. La majorité des Ruthènes reste orthodoxe, toutefois l’influence polonaise se fait sentir au niveau linguistique, et cela explique en partie que la langue ukrainienne diffère sensiblement du russe. Un Bulgare m’a affirmé en tout cas que les Ukrainiens sont très différents des Russes, contrairement à ce que l’on croit souvent en Occident, et que leur culture se rapproche plutôt de celle de la Pologne, même si l’on peut supposer que cela est plus vrai à l’ouest de l’Ukraine qu’à l’est. Le fait marquant de cette période est sans conteste l’Union de Brest de 1595-1596 : le métropolite orthodoxe de Galicie rompt ses relations avec Constantinople pour se placer sous la juridiction de Rome. Ainsi naquit l’Eglise grecque-catholique ukrainienne. Bien que catholiques, ces Ukrainiens conservent leur liturgie de rite byzantin. Aujourd’hui, ces grecs-catholiques ukrainiens, aussi appelés uniates, sont entre 4 et 5 millions en Ukraine, soit 8 à 10 % de la population, concentrés à l’ouest. Certes, les uniates sont minoritaires, mais leur existence participe à cette spécificité de l’identité ukrainienne, et des liens plus forts entretenus avec l’Occident que la Russie moscovite. Lors des partages successifs de la Pologne à la fin du XVIII° siècle (1772, 1793, 1795), l’Ukraine polonaise, déjà amputée de la partie orientale, se retrouve partagée elle aussi, entre la Russie et l’Autriche qui récupère la Galicie. C’est à ce moment que commence véritablement la domination russe pour une bonne partie des territoires ukrainiens, excepté pour l’ouest. On peut aussi noter que l’est de l’Ukraine a connu l’essor d’une culture particulière, celle des Cosaques indépendants du milieu du XVII° à la fin du XVIII° siècle. Les Cosaques résistent aussi bien aux Polonais et aux Ottomans qu’aux Russes eux-mêmes, avant de devenir les fidèles auxiliaires des tsars.
L'Ukraine dans l'état polono-lituanien issu de l'Union de Lublin; source: Wikipédia
Tandis qu’une identité ukrainienne se maintient sans trop de difficulté en Galicie autrichienne, la partie russe connaît également une sorte d’éveil national au cours du XIX° siècle. Le gouvernement tsariste s’en inquiète suffisamment pour interdire en 1876 l’usage de la langue ukrainienne dans les écoles, la littérature et les journaux. La Révolution de Février 1917 jette à bas le vieil édifice autocratique des tsars, et l’Ukraine connaît une phase d’indépendance, pour la première fois depuis la fin du royaume de Galicie-Volhynie, jusqu’en 1920. Cette courte période est riche en événements fort complexes, que je vais tâcher de résumer de mon mieux. D’abord, on assiste à la naissance de deux états ukrainiens : en 1917, la Rada (assemblée ukrainienne) de Kiev proclame d’abord son autonomie, puis son indépendance au lendemain de la Révolution d’Octobre ; elle est reconnue par la France et la Grande-Bretagne, mais pas par les bolcheviks qui créent la République socialiste soviétique ukrainienne basée à Kharkov ; un peu plus tard, le 1er novembre 1918, la Galicie autrichienne proclame son indépendance et crée la République populaire d’Ukraine occidentale, encore appelée République de Galicie, avec Lviv pour capitale. En janvier 1919, les deux états fusionnent au sein de la République populaire d’Ukraine (qui n’a rien de communiste malgré son nom !). Dans ces années-là, l’Ukraine devient (ou plutôt redevient) un champ de bataille sur lequel s’affrontent nationalistes ukrainiens, bolcheviks, Russes blancs, Polonais, anarchistes ukrainiens dirigés par Nestor Makhno. Simon Petlioura chef de l’armée et dernier Président de la République populaire d’Ukraine ne put sauver l’indépendance du pays face à tant d’adversaires, en dépit d’une alliance tardive avec la Pologne. L’Ukraine fut donc partagée en 1920 entre la Pologne, qui s’empara de la Galicie-Volhynie, et la Russie bolchevik, future URSS. A noter que Petlioura, mais aussi son prédécesseur Vynnytchenko ainsi que le chef anarchiste Makhno se réfugièrent en France où, ironie de l’histoire, ils retrouvèrent nombre de Russes blancs qu’ils avaient pu combattre.
Territoire revendiqué par les nationalistes ukrainiens en 1919; source: Wikipédia
A l’aube des années 20, l’Ukraine entame le chapitre soviétique de son histoire. Au début, les dirigeants soviétiques ukrainiens favorisent l’identité nationale, jusqu’à ce que Staline reprenne la politique de russification et réprime durement tout signe de nationalisme ukrainien. En 1929 pourtant, est créé à Vienne l’Organisation des Nationalistes Ukrainiens (OUN), appelée à jouer un rôle non-négligeable pendant la Seconde Guerre Mondiale. Entre 1931 et 1933, la famine sévit en Ukraine soviétique, faisant entre 2,5 et 5 millions de morts. La responsabilité de Staline et des bolcheviks dans ce désastre est débattue. Il est possible que les dirigeants communistes aient été pris de court par l’ampleur de la crise, il est probable que Staline n’a pas fait grand-chose pour l’atténuer, mais il paraît peut-être excessif de considérer que le maître de l’URSS a sciemment provoqué la famine. Qu’avait-il à y gagner ? Les Ukrainiens appellent « Holodomor » cette tragédie nationale. Et comme ce pays n’échappe pas à l’air du temps, certains Ukrainiens exploitent ce triste épisode pour adopter une posture victimaire. L’Ukraine aussi a « son » génocide… Aussi, l’arrivée des Allemands en 1941 est d’abord perçue comme une libération par de nombreux Ukrainiens. Mais ils ne tardent pas à déchanter. Des Ukrainiens rejoignent alors les partisans soviétiques, mais d’autres adhèrent à l’Armée Insurrectionnelle Ukrainienne (UPA) créée en octobre 1942 en Volhynie. L’UPA combattit à la fois les Allemands, les Soviétiques mais aussi les résistants polonais. Il semble bien que ces nationalistes ukrainiens aient constitué un adversaire coriace pour les nazis. Cependant, leur réputation est ternie par des massacres de Polonais et de juifs. Après la libération du territoire ukrainien, l’UPA poursuivit la lutte jusqu’au milieu des années 50. Durant cette période, les communistes continuent à liquider les vestiges de la spécificité ukrainienne. Significativement, le PC ukrainien, dirigé par Khrouchtchev, s’en prend à l’Eglise uniate, dont les évêques sont arrêtés le 11 avril 1945 et condamnés aux travaux forcés, tandis qu’en 1946 ce qui reste du clergé uniate est intégré de force à l’Eglise orthodoxe. Depuis 1989, l’Eglise grecque-catholique a pu se reconstituer en Ukraine mais l’Eglise orthodoxe renâcle souvent à restituer aux uniates les biens confisqués en 1945-1946 et qui lui ont été attribués. Après la Seconde Guerre Mondiale, l’Ukraine réussit à entrer à l’ONU, alors qu’elle n’est nullement un état indépendant et souverain. Le pays connaît une relative prospérité et une croissance démographique modérée. A partir de 1989, l’Ukraine s’achemine vers l’indépendance, proclamée en août 1991 et confirmée par le référendum du 1er décembre de la même année (90,5 % de oui à l’indépendance).
L’Occident ou la Russie ?
Depuis 1991, la situation de l’Ukraine est difficile. Economiquement, le pays va mal, et la modernisation prend du temps. Comme en Russie, la démographie est préoccupante : l’Ukraine perd des habitants, non seulement à cause de l’émigration (plus d’un million d’Ukrainiens sont partis depuis 1991) mais aussi du fait d’une natalité en berne (l’indice de fécondité s’établit autour de 1,5 enfant/femme en 2012, et il a remonté après avoir longtemps tourné autour de 1,1-1,2). La population ukrainienne est passée de plus de 52 millions d’habitants en 1992 à environ 45 millions d’habitants en 2012, soit moins qu’en 1967. Le pays, majoritairement orthodoxe, n’a aucune unité religieuse : pas moins de trois Eglises orthodoxes concurrentes (sans compter les uniates grecs-catholiques donc) se partagent les fidèles ukrainiens, l’une reconnaissant l’autorité du patriarche de Moscou, tandis que les deux autres, Patriarcat de Kiev et Eglise autocéphale d’Ukraine, ne sont reconnus par aucune Eglise orthodoxe… Politiquement, le pays est instable. En 2004, la « Révolution orange » permet à Viktor Iouchtchenko d’accéder à la présidence. Un vent pro-européen et pro-occidental semble souffler à Kiev. Mais le nouveau président s’entend difficilement avec son ambitieuse partenaire, Ioulia Timochenko, qui est premier ministre à plusieurs reprises. Iouchtchenko s’allie tantôt à Viktor Ianoukovytch, son rival du Parti des Régions privé du pouvoir en 2004, tantôt à Timochenko. En 2010, Ianoukovitch remporte les élections présidentielles. L’Ukraine semble coupée en deux : le Parti des Régions domine au sud et à l’est du pays, zones russophones, tandis que les formations Notre Ukraine de Iouchtchenko et le Bloc Timochenko semblent l’emporter à l’ouest et au centre, comme le suggère la carte des résultats aux élections législatives de 2006 :
Mais tout porte à croire que la situation soit moins simpliste qu’elle n’y paraît. D’abord Ioulia Timochenko, richissime femme d’affaires, volontiers qualifiée d’ « oligarque », a fait fortune dans l’industrie gazière, ce qui suppose des liens avec la Russie. En fait, Timochenko était beaucoup moins antirusse qu’on l’a dit (et peut-être nettement moins que Iouchtchenko lui-même). En dépit de sa popularité en Occident, qu’elle doit sans doute surtout à son physique et à son emprisonnement (elle est devenue une « victime »…), j’ai tendance à penser que les accusations de corruption dont elle et son entourage ont fait l’objet sont loin d’être infondées. Ce qui ne signifie pas d’ailleurs que Ianoukovitch et ses proches soient beaucoup plus honnêtes. Ces affaires sentent les règlements de compte entre oligarques ukrainiens. J’ai lu avec grand intérêt l’interview de Vladimir Oleynik, député du Parti des Régions et proche du président Ianoukovitch, après avoir soutenu Timochenko jusqu’en 2007, parue sur le site du Monde [1], qu’un ami m’a recommandée. Il apparaît que Ianoukovitch est sans doute moins anti-européen qu’on l’a dit, pas plus qu’il n’est la marionnette de Moscou, ainsi que certains nous l’avaient présenté lors de son élection en 2010. Mais l’Ukraine ne peut pas faire comme si la Russie n’existait pas. Certes, les menaces russes sont choquantes, mais on ne peut pas reprocher aux dirigeants ukrainiens d’hésiter à prendre le risque de perdre 400 000 emplois dans un pays déjà en difficulté. Par ailleurs, Oleynik souligne que la mise aux normes européennes de l’économie ukrainienne coûterait dans les 160 milliards d’euros. L’Ukraine est clairement prise entre deux feux, et il me paraît difficile de jeter la pierre au Président Ianoukovitch. Par ailleurs, l’UE aussi fait pression de son côté.
Il n’empêche que je désapprouve la politique de Vladimir Poutine. Soit l’Ukraine est un état indépendant et souverain, soit elle ne l’est pas. Il faudrait que le président russe s’explique clairement là-dessus. Je comprends tout à fait que la Russie souhaite préserver son influence et ses intérêts en Ukraine, et je conçois qu’une éventuelle adhésion de son voisin à l’OTAN lui soit insupportable. Mais vouloir maintenir l’Ukraine au rang de vassal, de client, voilà qui est inacceptable. L’Ukraine est le deuxième pays d’Europe par la taille après la Russie, et le plus peuplé des ex-pays soviétiques toujours après la Russie. Que Poutine essaie de séduire l’Ukraine en lui faisant miroiter des avantages si elle adhère à son Union douanière, soit, c’est de bonne guerre. Mais recourir à la menace, pure et simple, de ruiner des secteurs entiers de l’économie ukrainienne, voilà qui nous renseigne assez sur la conception russe des relations internationales. Et je le dis en tant que partisan résolu d’un développement des relations franco-russes, car je crois que dans certains domaines, nos deux pays peuvent avoir des intérêts convergents. Il est inquiétant que Vladimir Poutine parle à ses voisins avec la même arrogance dont il use à l’égard de ses oligarques récalcitrants. Je doute qu’on bâtisse des relations saines entre états en humiliant son voisin plus faible, que ce soit militairement (en Géorgie) ou politiquement (en Ukraine). Je ne suis pas hostile à une résurgence de la puissance russe, loin de là, mais il faut se méfier de la tentation hégémonique à dominer les anciens espaces soviétiques. La Russie, elle-même affaiblie et humiliée dans les années 90, devrait se garder de faire subir à d’autres le même sort. Quant aux Ukrainiens, je veux leur dire amicalement qu’ils ont tort de rêver à l’Union européenne. L’UE est une illusion. Illusion de puissance (les négociations se concluent toujours en faveur des autres), illusion de prospérité (l’euro fort et la dérégulation détruisent notre économie et notre système social). Ce qui fait rêver les Ukrainiens et quelques autres dans les pays de l’Union, c’est précisément ce que les règles et obligations communautaires sont en train de détruire…
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