Grèce, Allemagne, Belgique: le beau visage de l'UE!
L'actualité européenne est chargée et brûlante ces temps-ci. Le navire « UE » est pris dans la tourmente, la bannière d'azur étoilée d'or est malmenée et claque à tel point qu'on se demande si une bourrasque ne va pas l'arracher du mât d'ici peu.
La Grèce rejoint Hadès
J'ai de l'affection pour la Grèce et le peuple grec. Il est assez courant de traiter ce pays avec condescendance, sinon avec mépris. On moque ici les travers des Grecs, on fustige là le « mauvais élève » de la zone euro. Les grands pays d'Europe occidentale houspillaient sans ménagement ce pays de taille modeste à l'économie fragile, et bien avant la crise.
Rappelons que le génie grec a produit deux immenses civilisations sans lesquelles la culture occidentale ne serait pas grand-chose. La Grèce classique d'abord, avec ses prolongements hellénistiques et gréco-romains. Cette période a vu la naissance d'une pensée et d'une véritable science. Aujourd'hui, les étudiants en philosophie lisent et méditent encore Platon et Aristote (puisque Socrate n'a rien écrit). Les découvertes des Grecs anciens en astronomie sont parfois étonnantes. Leur apport aux mathématiques n'est plus à démontrer : tout collégien rend grâce (ou maudit, c'est selon) à Pythagore et Thalès. Les Grecs antiques ont fondé une culture, un imaginaire : Léonidas aux Thermopyles, symbole éternel du patriotisme héroïque, Périclès, le modèle de l'homme d'Etat, Hérodote et Thucydide, les pères de l'histoire. Et Homère. On n'en finit pas de tourner des films inspirés de l'Iliade et de l'Odyssée. Evidemment, les Grecs n'ont pas tout inventé : ils sont allés à l'école des Babyloniens et des Egyptiens. Mais ils ont su approfondir leurs connaissances et peut-être désacraliser un savoir trop marqué par la religion. D'ailleurs, les Grecs pourraient bien être les premiers à avoir poser un regard critique et distancié sur la religion en général. Les Occidentaux ne sont pas seuls redevables aux anciens Grecs : la civilisation arabe médiévale a largement puisé chez les Grecs, tout en apportant son petit supplément, son apport à la connaissance générale.
Byzance ensuite. L'empire byzantin est un monde fascinant, une synthèse remarquable entre trois éléments : l'héritage intellectuel de la Grèce classique, l'héritage spirituel du christianisme et l'héritage politique de la Rome impériale. Le monde byzantin dépasse le cadre du monde grec au sens strict. Pourtant, les Byzantins (qui s'appelaient eux-mêmes « Romains ») furent essentiellement grecs. On se demande même si l'histoire byzantine n'est pas le passage lent et progressif d'un modèle impérial universel à une structure nationale, un peu comme le Saint Empire a évolué vers la genèse d'une nation allemande (le caractère universaliste de l'empire originel se trouvant finalement assumé par la seule Autriche et son empire danubien multinational). Pour Byzance, c'est impossible à dire : la conquête turque a brisé à jamais la continuité de l'histoire gréco-byzantine. Au-delà de la défaite militaire et de l'occupation, il convient de souligner l'exode d'une partie des élites byzantines vers l'Occident (Venise et l'Italie en général) mais aussi (on l'oublie parfois) vers l'Europe orientale (Valachie, Moldavie, Russie) où une importante diaspora s'établit. A cela s'ajoute le massacre de certains membres de l'élite, la conversion d'autres (phénomène méconnu mais bien réel) qui entraîne une « turquisation » au bout de quelques générations. Il reste une élite grecque, les Phanariotes, mais essentiellement à Constantinople qui, elle, n'est plus vraiment une ville grecque. Le peuple grec va pourtant survivre, privé de ses anciennes élites. Sa survie, il la doit à l'Eglise orthodoxe et aux Patriarches de Constantinople. Beaucoup a été perdu sans doute, l'héritage antique notamment semble s'être étiolé. Mais la langue grecque, le souvenir de l'empire byzantin ont été perpétués par l'Eglise orthodoxe. L'héritage essentiel de Byzance est là : l'orthodoxie qui a profondément influencé les mondes slave (de Belgrade à Moscou, en passant par Sofia et Kiev) et roumain.
L'héritage de la Grèce antique comme de Byzance dépasse largement le cadre de la Grèce contemporaine. On peut même se demander si cette dernière est la première héritière de ces grandes civilisations. Par exemple, l'Eglise russe pèse plus lourd aujourd'hui dans le monde orthodoxe que les Eglises grecques (« les », car l'Eglise de Grèce n'est pas en très bon terme avec le Patriarcat de Constantinople, tradition hellénique de mésentente pour le coup, et le statut de l'Eglise chypriote m'échappe mais elle est peut-être autocéphale, « avec sa propre tête » comme disent les orthodoxes). Il est de plus probable que les Grecs modernes sont un mélange complexe d'authentiques descendants des Grecs anciens et de populations balkaniques (Slaves, Albanais, Vlaques) hellénisées, dans des proportions impossibles à établir. On peut seulement supposer que le noyau hellénique se montra suffisamment important et dynamique pour perpétuer la langue grecque et helléniser les autres.
Paradoxalement, mon affection pour la Grèce contemporaine ne doit pas grand-chose à la grandeur passée de la Grèce classique et de Byzance. Non, j'admire le peuple grec pour ce qu'il est, et non pour ce qu'il fut il y a des siècles. Les Grecs sont un peuple courageux. Ils ont subi près de 400 ans de domination turque et musulmane. Les Ottomans n'étaient pas des tendres. De nombreux Grecs vivaient dans la misère. Les révoltes fréquentes étaient matées dans le sang. Le héros de la Grèce moderne, ce n'est pas un philosophe barbu, ni un orateur à la Démosthène, encore moins un basileus fastueux. Non, c'est un simple berger, un demi-brigand, un insaisissable rebelle que les Turcs ont du mal à capturer dans ce pays montagneux. Les Grecs, dans les années 1820, ont mené une guerre très difficile contre les Ottomans à la puissance bien supérieure. Et les Grecs qui se firent sauter à Missolonghi plutôt que de se rendre ne se sont pas montrés moins héroïques que Léonidas au Thermopyles. Les Grecs ne purent cependant s'en sortir seuls et c'est l'honneur de la France que d'avoir envoyé 15 000 soldats pour libérer le Péloponnèse (il s'agissait de chasser les Egyptiens, alliés des Turcs, qui étaient intervenus contre les Grecs). Après la Première Guerre Mondiale, les Grecs ont mené une guerre en Asie Mineure contre les Turcs pour reprendre le littoral anatolien. Certes ils l'ont perdue, mais certainement pas par manque de courage. Mustafa Kemal a montré ses compétences et le peuple turc son patriotisme. Après ce désastre, la Grèce a dû accueillir 1 200 000 Grecs d'Asie Mineure et de Thrace orientale, contraints de quitter des terres peuplées de Grecs depuis 2500 ans et parfois plus. C'est l'un des plus importants mouvements de population du XX° siècle. Durant la Seconde Guerre mondiale, le peuple grec a vaincu l'Italie fasciste et opposé une âpre résistance à l'occupation nazie. Evidemment, comme pour toute nation, il y a les pages noires : exactions en Anatolie contre les Turcs (qui cependant ne se privèrent pas de leur côté de massacrer des Grecs, ceci n'excusant pas cela), féroce guerre civile de 1945 à 1949 entre communistes et anti-communistes, dictature militaire des années 60. Pourtant, j'estime que cette Grèce contemporaine ne manque pas de grandeur et d'exemples de courage, d'abnégation et de sacrifice. Retenons le nom de Monseigneur Damaskinos, archevêque d'Athènes pendant la guerre, qui osa protester contre les mesures anti-juives avant de délivrer de faux certificats de baptême à de nombreux romaniotes (juifs de culture grecque), les sauvant ainsi de la déportation.
J'ai aussi des convergences géopolitiques avec la Grèce, opposée à la guerre en Irak, comme la France, et à l'indépendance du Kosovo comme aurait dû l'être la France.
La Grèce est un pays dont l'économie a toujours été fragile. Il est de notoriété publique que les autorités grecques ont truqué leurs chiffres pour entrer dans la zone euro. Les autres Etats ne pouvaient l'ignorer, il suffisait d'étudier le dossier grec avec un peu de sérieux. Mais au lieu d'être honnête et de dire aux Grecs : « Vous n'êtes pas prêts, il vous faut attendre », on n'a pas osé leur dire non. Pour les mettre ignominieusement sous tutelle aujourd'hui ! On les traite d'irresponsables, mais les torts sont partagés. De plus, si la Grèce s'est enfoncée, il faut dire aussi que certains l'ont bien aidée. Il faut dire que des banques ont spéculé sur la crise du pays, il faut dire que des banques prêtent aux Grecs à des taux usuriers, exploitant leur détresse. Il faut dire que l'Allemagne, notre amie, a joué un jeu trouble, tantôt acceptant, tantôt refusant un plan d'aide, dégradant chaque fois la position de la Grèce sur les marchés. Je partage l'humiliation des Grecs de voir leur premier ministre mendier piteusement et leur pays se soumettre au diktat du Saint Empire Européen et du FMI réunis. Je suis solidaire des salariés grecs, en particulier des fonctionnaires, dont les salaires vont être baissés et les impôts augmentés. Les fonctionnaires ne sont jamais à l'origine des grandes crises économiques, pourtant la fonction publique paie toujours pour la malhonnêteté et la cupidité délirante des dirigeants du secteur privé (pardon « l'optimisation des rendements dans le but de doper les bénéfices »). On veut nous faire croire que le secteur public coûte trop cher. Mais si le secteur privé répugnait moins à verser sa contribution (mais bien sûr, la taxation, que dis-je, le racket auquel se livre l'Etat inhibe la liberté d'entreprendre, seule créatrice de richesse !) et si, surtout, il ne réclamait pas l'onéreuse aide de l'Etat en cas de crise, par ailleurs provoquée par l'imprudence de ses dirigeants (ou l'assurance que l'Etat paiera…), tout irait mieux. Il est vrai que les entreprises privées produisent l'essentiel de la richesse, mais elles ont besoin de conditions favorables. Or ces dernières sont fournies par l'Etat : sécurité (entretien d'une force de police), personnel compétent (entretien d'un système éducatif et de formation de qualité), infrastructures de transports (construction et entretien de routes, de ponts…), aides en cas de crise (entretien de services fiscaux pour collecter l'argent d'éventuelles subventions), etc. On serait peut-être même surpris du nombre d'entreprises privées qui vivent grâce aux aides de l'Etat. Pour les libéraux, la solidarité est à sens unique : l'Etat doit payer pour le privé, mais ce dernier ne devrait rien avoir à débourser pour les services de l'Etat !
L'Allemagne montre son vrai visage
Revenons à l'Allemagne. La crise grecque a au moins une vertu : elle balaie le mythe selon lequel l'euro a été institué pour le bénéfice de tous les pays de l'UE. L'euro apparaît désormais de manière abrupte pour ce qu'il est : un instrument de domination au service des visées hégémoniques de l'Allemagne. Ceux qui en doutaient encore vont devoir ouvrir les yeux. D'autant qu'un fervent europhile, Daniel Cohn-Bendit, le reconnaît lui-même (1). C'est étonnant pour quelqu'un qui est l'allié de l'Alliance Libre Européenne (ALE) dont le projet est éminemment pangermaniste dans le cadre d'une Europe des Régions où, étrangement, le bloc germanique surnage toujours au milieu d'une Europe complètement balkanisée… Pur hasard, bien sûr. Mais saluons la lucidité de Dany-le-Vert. En effet, il confirme ce que pour ma part je dénonce depuis longtemps : la volonté de l'Allemagne de mettre la construction européenne au service de ses seuls intérêts nationaux. Certains européistes commencent à comprendre (enfin) les funestes conséquences de la réunification allemande : la douce RFA, discrète et docile, c'est terminé. Place à l'Allemagne réunifiée avec ses 80 millions d'habitants et son Bundestag flambant neuf. Place aux ambitions orientales, une nouvelle Drang nach Osten, pacifique cette fois, du moins pour l'instant. Ambition d'asseoir sa suprématie économique d'abord. Mais l'ambition politique n'est jamais loin. D'où un soutien (financier) discret à divers mouvements régionalistes ou fédérations de mouvements, y compris en France. L'éclatement de la Yougoslavie pourrait bien être un coup d'essai, la première étape d'un redécoupage du sous-continent selon la volonté de Berlin. En attendant, l'euro est de fait géré par l'Allemagne qui héberge la Banque Centrale Européenne (BCE) à Francfort, et M. Trichet est un président fantoche. La politique monétaire est dictée par Berlin afin de servir ses intérêts économiques, à savoir les exportations allemandes. M. Cohn-Bendit pense même que le gouvernement allemand a tergiversé sur le cas grec pour entraîner une dépréciation de l'euro, ce qui aurait permis à la République Fédérale de doper ses exportations. Si nos « amis » allemands atteignent ce degré de cynisme et d'égoïsme, j'ai une question : que font-ils dans l'UE ? Où est la « belle idée d'Europe » ? Je souhaite que les européistes béats commencent à réfléchir et peut-être se rendront-ils compte que l'Europe n'est pas une bonne idée, ni pour la Grèce, ni pour la France. Mieux vaut tard que jamais. Dany finit même par lâcher qu'aujourd'hui les Allemands ne renonceraient jamais au Mark !
Il accuse les dirigeants allemands actuels, qui n'ont pas connu la Seconde Guerre, de ne « plus [être] conscients des nécessités historiques ». M. Cohn-Bendit prouve ainsi qu'il est un homme du passé. Précisément, la guerre est finie depuis 1945, et il serait inconcevable que la politique des Etats d'Europe soit uniquement dictée par son souvenir. Les « nécessités historiques » ont changé : le projet européen se justifiait après-guerre, il fallait réconcilier la France et l'Allemagne et se serrer les coudes dans une Europe occidentale rétrécie, face au bloc de l'est. Pour l'Allemagne de l'Ouest, peu étendue, le projet européen était une façon d'exister politiquement. Aujourd'hui, l'Allemagne réunifiée n'a plus besoin de cela. D'autre part, l'UE n'a pas compris que l'approfondissement politique ne pouvait aller de pair avec un élargissement démesuré. L'Europe des 27 est ingérable. Elle est condamnée. Soit à disparaître, je n'y crois pas trop, soit à être progressivement vidée de toute substance pour devenir un club informel (du type de la CEI des anciens pays de l'URSS) et une zone de coopération économique. Le nouveau danger qui se profile est une « union euro-atlantique » qui mettrait les Etats d'Europe dans une dépendance plus grande encore des Etats-Unis. L'« UE-OTAN » (les deux structures sont de plus en plus jumelles) s'achemine vers cette solution.
Désolé, M. Cohn-Bendit, mais la France a de nouvelles « nécessités historiques » : lutter contre l'hégémonie économique et politique de l'Allemagne en Europe et combattre l'influence américaine grandissante sur le sous-continent. Ces deux objectifs passent par la liquidation de l'UE, et peut-être de l'OTAN.
La Belgique, un bel exemple de fraternité européenne
Un dernier mot sur ce tour d'horizon de la politique européenne, concernant nos voisins belges. S'il n'y avait à craindre un « effet domino » dévastateur, la crise entre Wallons et Flamands serait presque drôle. Drôle parce que le drame se déroule à deux pas des institutions européennes où l'on rêve d'une Europe unie. Sortez de vos tours de verre, messieurs… Et contemplez la réalité de la « fraternité européenne » ! Essayez donc de faire un calcul de probabilité pour résoudre le problème suivant : sachant qu'un Etat essentiellement bilingue ne fonctionne pas, quelles sont les chances pour qu'un super-empire avec 27 langues officielles (sans compter les langues régionales) tiennent sur les rails ? Bonne chance.
Quant à mes compatriotes qui se réjouissent d'un hypothétique rattachement de la Wallonie à la France, je les mets en garde : le gain à court terme masque à mon sens des difficultés à long terme. D'abord, quel statut pour la Wallonie si elle devenait française ? Il est plus que probable que les Wallons voudraient garder quelques spécificités, et le principe d'égalité serait foulé au pied. On peut être sûr que Bretons, Alsaciens et Corses s'engouffreraient dans la brèche, et d'autres après. Mais surtout, l'éclatement de la Belgique serait un mauvais signal, car n'oublions pas que les Basques et les Catalans sont en embuscade de l'autre côté des Pyrénées… avec des appétits de ce côté-ci. Si nous gagnons demain la Wallonie pour perdre après-demain la Bretagne, l'Alsace, la Corse, le Roussillon voire la Savoie et l'Occitanie, nous ne serons pas les grands gagnants de l'affaire…
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