L'invention de l'agriculture, une faute de l'humanité?
Je présente mes meilleurs voeux pour l'année 2021 à tous mes lecteurs, réguliers ou occasionnels. Que cette année qui débute dans une période ô combien morose soit placée sous le signe de la vertu chrétienne de l'espérance, car nous en avons bien besoin en ces temps difficiles où le monde que nous connaissons paraît vaciller et la nation s'effriter.
On va aborder dans ce premier article de l'année le problème que pose la contamination croissante du discours scientifique et universitaire par l'idéologie progressiste. Mais avant, je voudrais consacrer un propos liminaire à une espèce de plus en plus répandue: le "youtubeur vulgarisateur". Il est la nouvelle coqueluche des médias. La trentaine à peine, le bagage universitaire parfois léger, une aisance à l'oral doublée d'une solide assurance, un thème porteur, et le voilà suivi par des centaines de milliers de personnes, voire sollicité par de respectables institutions. J'avoue mon malaise face à cet engouement, et ce pour plusieurs raisons. D'abord, "vulgarisateur" n'est pas et ne peut pas être un métier. Pour vulgariser, il faut nécessairement être (ou avoir été) un spécialiste, un expert doté d'une parfaite maîtrise de son sujet afin de pouvoir le rendre accessible à un public plus large tout en restant rigoureux. C'est pourquoi un vidéaste comme "Nota Bene", pour citer un des youtubeurs les plus populaires dans le domaine historique, n'est pas un vulgarisateur. Il a fait six mois de fac d'histoire avant de se tourner vers l'audiovisuel. C'est, sans aucun doute, un amateur d'histoire, un passionné, mais on ne peut pas se présenter comme un vulgarisateur lorsqu'on estime que l'histoire universitaire est "chiante". Par ailleurs, si la forme de ses vidéos peut être ludique, le fond est à peu près du niveau de ce qu'on trouve sur Wikipédia (qui est fort utile, je ne crache pas du tout sur cette encyclopédie en ligne). Or Wikipédia relève déjà d'une forme de vulgarisation, alors vulgariser de la vulgarisation... Dénicher de bonnes anecdotes, des faits peu connus, surprenants ou cocasses, c'est un vrai talent, je ne le conteste pas. Mais c'est de la compilation. Et j'en arrive au deuxième point qui me gêne: ces vidéastes peuvent laisser penser que point n'est besoin de faire des études universitaires pour être un spécialiste, un érudit ou simplement un professeur. Les collègues qui encensent le travail de Nota Bene et consorts devraient réfléchir un peu: si Wikipédia et quelques connaissances techniques en montage audiovisuel suffisent pour être un bon pédagogue, pour transmettre les connaissances historiques, on se demande à quoi servent les certifiés et autres agrégés...
Alors, me direz-vous, jaloux l'obscur professeur d'histoire-géographie aigri? En un sens, oui. Quand je lis que Nota Bene est contacté par le musée du Louvre pour faire une vidéo promotionnelle, qu'il est courtisé par plusieurs éditeurs pour rédiger des bouquins et qu'il se retrouve à une conférence aux "Rendez-vous de l'histoire" de Blois, je suis perplexe: à quoi servent donc les années d'études, l'apprentissage d'une démarche rigoureuse, le travail critique sur les sources? Je suis le premier à dire que l'histoire ne doit pas être réservée aux universitaires, mais cela ne signifie pas qu'on doive mettre l'universitaire sur le même plan que le youtubeur! Par ailleurs, et c'est un autre point gênant, les mêmes qui chantent les louanges de Nota Bene ou d'autres critiquent par exemple la démarche d'un Lorant Deutsch dans son ouvrage et sa série documentaire intitulés "Métronome". Or qu'est-ce qui a été officiellement reproché à Deutsch? De réaliser un travail partiel fondé sur des anecdotes choisies. En quoi consistent les vidéos de Nota Bene? A raconter des anecdotes choisies sur un sujet donné. Quelle différence? Le positionnement idéologique: alors que Lorant Deutsch assume des convictions royalistes et catholiques, ainsi qu'un attachement au roman national honni, Nota Bene intègre dans son travail le petit couplet politiquement correct sur la "nécessaire déconstruction des mythes nationaux". D'un point de vue scientifique, l'oeuvre de l'un n'a guère plus de valeur que celle de l'autre mais il n'aura échappé à personne que Deutsch n'est pas en odeur de sainteté chez les enseignants, et qu'en revanche il a eu droit à un procès en sorcellerie de la part de la gauche et des milieux universitaires... Je veux bien qu'on m'explique que Lorant Deutsch et Stéphane Bern présentent une vision biaisée, partiale et discutable de l'histoire. Mais que les milieux "éclairés" portent aux nues un Nota Bene, je trouve cela très incohérent, ou bien révélateur d'un parti-pris idéologique qui confine à la malhonnêteté intellectuelle, et qui in fine fait préférer l'ignorant politiquement correct à l'amateur cultivé mais idéologiquement déplaisant (je pense à Eric Zemmour qui, à mon avis, possède une bonne culture historique, certainement plus étoffée que celle de Nota Bene).
Mais laissons en paix Nota Bene. Je vais m'intéresser à partir de maintenant à deux autres vidéos sur lesquelles je suis tombé fortuitement, la première réalisée par un vulgarisateur en biologie (1), la seconde par une vulgarisatrice en anthropologie, si j'ai bien compris (2). Ces deux vidéos sont complémentaires et ont été soutenues par la chaîne Arte, excusez du peu, ce qui mérite quand même qu'on s'y arrête. Parce que, lorsqu'une chaîne réputée "intello" relaie des thèses très discutables, cela dit quelque chose de la confusion intellectuelle qui commence à sévir dans les cénacles cultivés.
Commençons par la vidéo du vulgarisateur en biologie. La scène d'introduction énonce la thèse qui va être développée ensuite: quatre youtubeurs nonchalamment affalés sur un canapé regardent distraitement un (faux) documentaire énumérant dans un style dithyrambique les vertus de l'agriculture. A chaque qualité supposée de ce mode de production, l'auteur de la vidéo conteste, avant de terminer par un péremptoire "c'est juste un docu qui raconte n'importe quoi". Après le générique, le vulgarisateur fait un utile petit rappel sur la chronologie de cette "révolution néolithique", marquée par l'apparition de l'agriculture, qui se produit dans plusieurs endroits du monde à partir de 10 000 ans avant Jésus-Christ. En toute logique, il fait remarquer que si plusieurs peuples sont passés à l'agriculture, et si cette pratique s'est ensuite répandue en de nombreuses régions, c'est qu'elle devait présenter des avantages exceptionnels. "Eh bien pas du tout" assène fièrement le vidéaste. D'abord, je veux souligner cette technique un peu éculée du "je vais vous surprendre en pourfendant une idée communément admise", dont les vulgarisateurs usent et abusent. D'autant que la théorie selon laquelle la naissance de l'agriculture serait une forme de régression pour l'humanité n'est pas neuve: c'est en 1972 que l'anthropologue américain Marshall Sahlins publie un ouvrage dont la traduction française (de 1976) porte comme titre "Âge de pierre, âge de l'abondance. L'économie des sociétés primitives", dans lequel il explique que les chasseurs-cueilleurs du paléolithique vivaient fort bien en investissant un minimum d'effort dans la collecte de nourriture. Faisons déjà un sort à cette théorie: elle est valide sous certaines conditions, à savoir un milieu très riche en gibier et en végétaux comestibles. C'est effectivement le cas dans certains espaces forestiers, dans des îles tropicales, mais ce n'est pas la règle. On sait également qu'après l'introduction du cheval en Amérique du Nord par les Européens, certaines tribus amérindiennes délaissèrent l'agriculture pour développer une "économie du bison" dans les Grandes Plaines. Mais dans des espaces au climat rude, comme le Grand Nord canadien, les Inuits doivent parcourir de longues distances. Le chasseur-cueilleur est souvent nomade, or le déplacement, le montage et le démontage des tentes en peaux, prend du temps. Quant au temps libre des chasseurs-cueilleurs du paléolithique, on ne peut que constater qu'ils ne l'ont pas utilisé pour inventer l'écriture, et leur production artistique, sans être méprisable, reste limitée. Maintenant regardons certaines régions d'apparition de l'agriculture, comme la Mésopotamie ou l'Egypte. Que s'est-il passé? Des populations humaines se sont regroupées dans des vallées, relativement isolées, au milieu de zones désertiques. Il n'est pas dit que dans ces endroits le gibier ait été suffisant pour nourrir les hommes. Dès lors, le passage à l'agriculture présentait un réel avantage.
Puis le vidéaste se rend auprès de sa collègue (celle qui réalise la seconde vidéo dont il sera question plus loin) afin de lui demander des explications. Celle-ci lui répond que le statut du chasseur-cueilleur a changé dans la recherche, qui s'est éloignée des stéréotypes du "sauvage" créés au XIX° siècle par la vision "bourgeoise" du monde. Alors là, déjà, une question se pose: si l'on suit nos distingués scientifiques, les chasseurs-cueilleurs du paléolithique auraient mené une vie de cocagne, travaillant peu, profitant d'un temps libre important, et, à un moment, les mêmes auraient renoncé à cette existence paradisiaque pour une vie ingrate de labeur, afin d'arracher leur maigre pitance à la terre. Ce n'est pas sérieux. Outre qu'elle recycle le mythe du "bon sauvage" et celui du Jardin d'Eden, cette thèse ne prend pas en compte le fait que j'ai déjà énoncé: tous les chasseurs-cueilleurs n'avaient pas la chance de vivre dans des espaces où le gibier et les plantes comestibles étaient abondants. D'autre part, la chasse a des rendements aléatoires et imprévisibles. Dans ces conditions, pour beaucoup de chasseurs-cueilleurs, pas tous sans doute, le passage à l'agriculture fut réellement une opportunité intéressante. Et la diffusion même de l'agriculture dans de larges secteurs des espaces habités en témoigne car, en admettant que l'agriculture fût initialement un mauvais choix, il est incompréhensible qu'un système aussi contre-productif se soit généralisé d'une façon aussi spectaculaire, à moins de considérer que l'homme est un crétin congénital. Notre "vision bourgeoise" du sauvage ne permet pas d'expliquer le succès de l'agriculture, étant donné que cette vision n'existait pas au moment de la révolution néolithique. Rappelons également que les travaux agricoles sont saisonniers et que, dans certaines régions, les paysans ont pu très tôt passer la mauvaise saison (hiver, saison sèche) grâce au stockage d'une partie de la récolte, quand le chasseur-cueilleur devait traquer un gibier devenu plus rare dans un environnement appauvri en ressources végétales... Par conséquent, l'affirmation, établie comme une évidence par nos vidéastes, selon laquelle le chasseur-cueilleur se prélasse paresseusement pendant que le paysan trime mériterait probablement d'être nuancée. Et encore une fois, à aucun moment l'importance des conditions géographiques, géologiques ou climatiques, n'est prise en compte. Un dernier mot sur le métier de berger qualifié de "solitaire, difficile et dangereux", car les bergers, c'est bien connu, ne se regroupent pas pour se protéger. Et la chasse, comme chacun sait, est une activité facile et sans danger...
Le point suivant concerne l'impact du nouveau mode de vie sur la santé humaine: l'agriculture aurait entraîné une dégradation de l'état de santé général des populations. Le vidéaste affirme ainsi que les paysans sont globalement plus petits que les chasseurs-cueilleurs, mais ce n'est pas systématique puisque les Pygmées, peuple africain de chasseurs-cueilleurs forestiers, constituent un contre-exemple. Les Masaïs, qui sont éleveurs semi-nomades en Afrique de l'est, sont très grands, alors que certaines populations d'éleveurs nomades d'Asie centrale ou de Sibérie ne se signalent pas par une taille particulièrement élevée. Il est probable cependant, comme l'affirme notre vulgarisateur, que l'élevage, en favorisant la cohabitation entre l'homme et différentes espèces animales, a permis l'apparition de nouvelles pathologies au néolithique (3). Mais il faut rappeler qu'agriculture et élevage, s'ils sont souvent associés, ne vont pas toujours de pair: les Touaregs et les Lapons sont éleveurs sans être agriculteurs, tandis que plusieurs sociétés précolombiennes, en Amérique centrale et du Nord, pratiquaient l'agriculture avec peu voire pas d'élevage. Et l'arrivée des Européens habitués depuis des siècles à cohabiter avec divers animaux dosmestiques entraîna la diffusion de maladies qui décimèrent de nombreux peuples amérindiens. Une fois posées ces réserves, on pourrait certes admettre que les paysans du néolithique, dans l'ensemble, sont plus petits et exposés à davantage de maladies que leurs ancêtres chasseurs-cueilleurs du paléolithique... Seulement, et notre vulgarisateur omet de le dire, ces paysans petits et malingres sont beaucoup, beaucoup plus nombreux. Pour un continent comme l'Europe, l'arrivée de l'agriculture, apportée par des populations du Proche-Orient, a entraîné une véritable explosion démographique: on est passé de quelques dizaines de milliers de chasseurs-cueilleurs nomades à plusieurs millions de paysans sédentaires. Et nos paysans petits et malingres l'ont emporté sur les chasseurs-cueilleurs grands et costauds puisque des analyses d'ADN évaluent entre 10 et 15 % l'héritage génétique des chasseurs-cueilleurs du paléolithique chez les Européens modernes. Ensuite, au fil des millénaires, les populations humaines ont développé des résistances immunitaires à la plupart de ces maladies, ce qui relativise la catastrophe sanitaire provoquée par l'apparition de l'élevage. Encore un oubli révélateur de notre vidéaste...
A la fin de sa vidéo, notre vulgarisateur est obligé de nuancer son propos, mais on voit là les limites de l'exercice: après un tel réquisitoire contre l'agriculture, son discours tombe un peu à plat. Il faut dire que la réalité invalide la quasi-totalité de sa démonstration: les paysans petits et malingres ont supplanté les chasseurs-cueilleurs à l'insolente bonne santé dans de très nombreuses régions du monde, à commencer par l'Europe; les maladies apparues à cause de l'élevage n'ont pas empêché une croissance démographique importante sur le long terme; et le labeur harassant et permanent qui écrasent les sociétés agricoles depuis le néolithique ne les ont pas empêchées de bâtir des villes, des monuments, d'inventer l'écriture, de produire des oeuvres d'art nombreuses et variées... Mais au fait, une question me taraude: et si cétait l'agriculture qui avait permis, allez, j'ose ce gros mot, tous ces progrès? Je voudrais revenir sur mon propos d'introduction dénonçant la contamination du discours scientifique par l'idéologie progressiste. De quoi parlons-nous? D'un mouvement intellectuel qui prétend "déconstruire" systématiquement le savoir tel qu'il s'est constitué depuis le XIX° siècle. Or je pense que l'héritage intellectuel et scientifique du XIX° et du début du XX° siècle mérite d'être défendu. Il ne s'agit pas de nier que la construction du savoir à cette époque a subi, d'une manière ou d'une autre, des influences idéologiques ("bourgeoises", colonialistes, chrétiennes...). Il n'en demeure pas moins que la science et le développement des connaissances ont accompagné et nourri un véritable progrès qui permet aujourd'hui à nos sociétés de vivre globalement dans un confort matériel et avec une espérance de vie inimaginables il y a deux siècles. Oui, il y a eu des erreurs et des excès, alimentés par des préjugés racialistes, sexistes, etc. Mais faut-il tout rejeter pour autant? D'accord, l'homme de Neandertal était, non pas une brute primitive, mais un véritable humain, habile dans la taille du silex et soucieux de ses morts. D'accord, le chasseur-cueilleur du paléolithique n'était pas forcément ce rustre tenaillé par la faim et dénué de sensibilité artistique. Mais cela nous empêche-t-il de considérer la naissance de l'agriculture comme une avancée de l'humanité? Je ne le crois pas.
Encore une fois, derrière la volonté de déconstruire le "mythe du progrès" (on parle ici du procès de l'agriculture, mais celui de l'industrie est aussi en cours), il y a une vision pour ainsi dire théologique de l'être humain, vu comme un démiurge maléfique qui en permanence fait le mal, avilit la Création, souille la terre, le climat, la biodiversité. Et non seulement cet incorrigible démon détruit tout, mais croyant améliorer sa condition, il la dégrade en réalité, tant sa nature est mauvaise. Ceux qui instruisent le procès de l'agriculture (ou de l'industrie) ne disent pas autre chose. Ils ne voient pas que l'humanité, confrontée à des problèmes de pénurie, d'imprévisibilité, d'angoisse du lendemain, de concurrence, a cherché à tâtons des solutions, et que chaque solution a eu ses avantages et ses inconvénients. L'homme n'est ni omnipotent, ni omniscient. Il ne peut pas tout savoir, ni tout prévoir. Souvent, il fait pour le mieux compte tenu des circonstances et du savoir dont il dispose. Ce que je reproche à tous ces soi-disants savants qui dressent un réquisitoire implacable contre les agissements des hommes dans le passé, c'est cette morgue, ce manque de tendresse. Je pense, moi, que l'humanité mérite plus de bienveillance, et que le chemin parcouru au fil des millénaires devrait susciter le respect, sinon l'admiration. Et cela s'applique également à la science et à la construction du savoir. Plutôt que de détruire les paradigmes et les concepts élaborés par les savants du XIX° et du XX° siècle au motif que ces derniers étaient "bourgeois" (ou marxistes d'ailleurs), blancs, de sexe masculin, carnistes ou que sais-je encore, je pense qu'il faut corriger, nuancer, compléter, affiner leurs modèles théoriques sans forcément jeter à bas tout l'édifice intellectuel patiemment constitué. Et on arrive là au paradoxe de l'idéologie progressiste: celle-ci voit partout des "biais" qui rendent inacceptable la production du savoir à l'ancienne (si je puis dire), mais discréditer un savant du fait de son appartenance raciale, de son sexe ou de ses opinions politiques, pardon, ne serait-ce pas un biais? Supposer que l'autre est systématiquement induit en erreur par ses préjugés, n'est-ce pas aussi un préjugé?
Abordons à présent la vidéo de notre vulgarisatrice en anthropologie, qui a reçu, outre le soutien d'Arte, la bénédiction du CNRS, ce qui, on va le voir, n'est pas très rassurant sur l'état de cette vénérable institution. Et on commence avec une première affirmation péremptoire: "l'agriculture n'est pas une invention". Tout dépend en fait de ce qu'on appelle "invention". Bien sûr, comme la vidéaste le rappelle, l'homme ne s'est pas réveillé un beau matin en se disant: "tiens, je vais arrêter de chasser ou de cueillir, et je vais planter des graines". Les choses, sans doute, se sont faites progressivement, d'abord peut-être par la cueillette régulière sur un espace donné, puis l'élimination de plantes concurrentes pour favoriser telle ou telle espèce jugée plus intéressante, avant de passer plus tard à la préparation du sol (première forme de labour) et aux semailles. On ne saurait pourtant écarter des phases d'accélération dans le processus, et rejeter l'idée d'invention me paraît très excessif. L'agriculture comme mode de production des ressources alimentaires est bien une invention, au même titre que l'écriture ou l'urbanisation, et que le phénomène soit progressif ne change rien. Un second argument de notre vidéaste mérite qu'on s'y arrête, à savoir que le principe de reproduction végétale est connu de tout temps, et par tout le monde, y compris en-dehors de l'espèce humaine. C'est tout simplement faux, et le fait que certaines fourmis cultivent des champignons (qui au passage ne sont pas des végétaux) ou quelques poissons des algues n'est pas une preuve, car la culture des plantes représente une exception et non la règle dans le monde animal. Il est plus que probable que la majorité des espèces ignore le cycle de reproduction végétale. Puis notre vulgarisatrice nous explique qu'il y a 130 000 ans, lors de la précédente période interglaciaire, les conditions climatiques étaient réunies pour le passage à l'agriculture, mais ni l'homo sapiens, ni Neandertal, qui "connaissait bien" le cycle de reproduction des plantes, n'est devenu agriculteur. Un spécialiste du CNRS a-t-il vraiment validé cette affirmation? J'en doute, parce qu'il est impossible de connaître avec certitude ce que savaient les hommes vivant il y a 130 000 ans. On peut à la rigueur supposer qu'ils aient déjà compris le principe de reproduction végétale, mais nous n'en avons aucune preuve, surtout pour les néandertaliens qui ont disparu depuis. La base de la science, c'est la prudence, et présenter comme certain ce qui est hypothétique devrait faire bondir les membres du CNRS.
Puis la vidéaste énonce en quelques secondes un paradoxe dont elle ne semble pas consciente: elle affirme dans un premier temps que les hommes devenus agriculteurs se sont substitués à la nature parce que cette dernière ne fournissait pas des rendements constants, c'est-à-dire pas assez de gibier et de végétaux comestibles, avant dans un second temps d'expliquer qu'avec l'agriculture, les hommes investissent une énergie considérable pour "continuer à bénéficier de ce que la nature leur donnait avec abondance auparavant pour simplement maintenir les rendements de cueillette sauvage". Il faudrait savoir: la nature fournissait des ressources en abondance ou pas? Par ailleurs, cet argument est invalidé par la forte croissance démographique qu'on observe avec la révolution néolithique dans plusieurs régions (Mésopotamie, Egypte, Europe, Chine). Et non seulement la population augmente, mais les rendements agricoles sont suffisants pour permettre à terme la naissance des villes et l'essor de catégories sociales qui ont une autre activité que l'agriculture: les rois, les prêtres, les scribes, les soldats, les artisans, les marchands. Loin d'être une catastrophe, l'agriculture est un progrès qui libère une part (certes minoritaire au début) de la population des tâches de collecte alimentaire. Mais on a bien compris que pour nos vulgarisateurs, l'invention de l'agriculture est, sinon une aberration, du moins une innovation aux bénéfices discutables. Une question se pose alors: pourquoi avoir commis une telle erreur? Notre archéologue cite plusieurs hypothèses, dont aucune ne lui semble satisfaisante. Elle évoque alors les travaux d'un anthropologue qui, s'intéressant à des populations restées à l'état de chasseurs-cueilleurs, a cru pouvoir montrer que les représentations ont joué un rôle prépondérant dans le passage ou non à une économie agricole. L'exemple donné est celui d'une population pour qui l'animal local domesticable est sacré. On peut répondre à cela que beaucoup de sociétés humaines ont sacralisé des animaux (je pense à l'hindouisme) et beaucoup moins les plantes (les hindouistes cultivent la terre).
Schématiquement, deux grands paradigmes s'opposent aujourd'hui dans les "sciences humaines": le paradigme des représentations, qui postule que ce sont les mentalités qui définissent les caractères sociaux et économiques d'une société, et le paradigme matérialiste, qui estime au contraire que ce sont les conditions économiques qui produisent les représentations. Je dois dire que dans ce débat, je penche plutôt pour les matérialistes. Lorsque les hommes sont devenus paysans et éleveurs dans certaines régions, des divinités agraires et pastorales ont fait leur apparition dans les panthéons. J'ai un peu de mal à croire que ces divinités aient préexisté à l'invention de l'agriculture et de l'élevage... J'aurais donc tendance à penser que, in fine, les représentations sont en grande partie façonnées par les conditions matérielles, même s'il y a un rapport dialectique entre les deux. Je suis en revanche d'accord avec la vidéaste lorsqu'elle fait le lien entre la révolution néolithique et la révolution industrielle. Les deux obéissent en effet à la même logique, celle qui conduit l'homme à se rendre maître de la nature afin d'améliorer son confort et sa sécurité, tout en écartant ou en réduisant les contraintes et l'imprévisibilité. Et contrairement à notre vulgarisatrice, je ne vois pas où est le problème. La nature n'est pas du tout une entité bienveillante qui fournirait à l'homme ce dont il a besoin, comme le suggère la vision très positive (et très idéologique) du chasseur-cueilleur qui se développe dans certains cénacles intellectuels.
Pour conclure, je dirai d'abord que le problème vient de la durée: on ne peut pas, en deux vidéos de respectivement dix et huit minutes (en fait moins, en comptant la présentation et les blagounettes), expliquer les tenants et les aboutissants d'un changement majeur comme l'apparition de l'agriculture. Beaucoup de questions fondamentales sont à peine effleurées. Ce n'est pas pour rien que des spécialistes écrivent des pavés de centaines de pages sur ces sujets. S'imaginer que l'on peut résumer des phénomènes complexes brièvement, c'est se bercer d'illusions. Et on voit là une des limites de la "vulgarisation Youtube".
Le deuxième problème vient des certitudes affirmées sans réelles preuves. La science, c'est la culture de l'humilité, et la propension à la prudence, surtout lorsqu'on parle de phénomènes très anciens pour lesquels on ne dispose que d'informations parcellaires.
Troisièmement, je suis très gêné par le fond idéologique qui sous-tend tout le discours des deux vidéastes sans être jamais exprimé clairement, à savoir que l'homme est une espèce nuisible au contraire de Dame nature, généreuse et bienveillante.
Enfin, on m'accusera peut-être de chipoter, d'être un peu mesquin dans ma façon de lister les approximations, les erreurs, les maladresses. A cela, je répondrai que la faute en incombe à nos deux vulgarisateurs, qui tous deux se réclament du sérieux de la science et qui sont sponsorisés par Arte et le CNRS. On ne peut pas invoquer la science et mépriser à ce point la rigueur inhérente à la démarche scientifique.
J'en profite pour dire que, selon moi, l'anthropologie et l'histoire ne sont pas stricto sensu des sciences. Cela ne signifie pas qu'on doive faire n'importe quoi: il y a une méthode, une rigueur, une forme d'honnêteté à respecter, un esprit critique et rationnel à exercer. Mais les "sciences humaines", si elles peuvent s'approcher de la démarche scientifique, ne sont pas pour autant de vraies sciences, pour la bonne et simple raison que l'expérience ne peut ni confirmer ni réfuter un modèle explicatif dans ces disciplines, car on ne "rejoue" jamais le passé...
(1) D'après Wikipédia, ce vidéaste est titulaire d'un master en biologie évolutive et d'un diplôme supérieur d'études universitaires (j'ignore à quoi renvoie cette dernière terminologie).
(2) Renseignements pris, la jeune femme serait titulaire d'un master en archéologie.
(3) Il est toutefois possible que les observations des scientifiques soient biaisées, par exemple par le fait que l'on a découvert plus de restes humains du néolithique que du paléolithique. D'autre part, les analyses ne peuvent porter le plus souvent que sur des pathologies laissant des traces sur les squelettes. Rien ne permet d'affirmer que les hommes du paléolithique ne souffraient pas de maladies (de l'appareil digestif par exemple) qui ne sont guère repérables sur les ossements.