Les Francs avant Clovis
La plupart des Français ne descendent pas des Francs, pas plus que les Russes ne descendent des Varègues suédois (Rous' étant le nom que les Slaves orientaux ont donné aux Scandinaves installés dans leurs contrées et qui ont fondé un Etat, la principauté de Kiev, précurseur de la moderne Russie). Les descendants des Francs les plus authentiques sont certainement à chercher en Belgique, en Rhénanie, en Sarre et en Hesse. Pourtant, les Francs sont importants, ne serait-ce que parce qu'ils ont donné leur nom à notre pays. De plus, les rois de Francie occidentale (embryon de ce qui deviendra la France), carolingiens puis capétiens, sont indéniablement d'origine franque et se sont revendiqués comme tels. Jusqu'aux XII°-XIII° siècles, les rois n'ont pas d'autres titres que rex Francorum, c'est-à-dire « roi des Francs ».
Origine des Francs
Les Francs sont un peuple germanique, ce qui a parfois choqué un peu l'orgueil national, à tel point que certains ont conçu l'idée qu'il s'agissait de Gaulois ayant fui la domination romaine pour rester libres (francus en latin) avant de revenir pour exercer leur légitime domination sur leur terre d'origine. L'histoire est belle mais fausse même si l'on ne saurait exclure quelques fugitifs venus des Gaules dans les rangs des peuplades germaniques riveraines du Rhin. Le francique est incontestablement un dialecte germanique et non celtique. Les Francs apparaissent au III° siècle de notre ère. Tout porte à croire qu'il s'agit d'un agrégat de petites tribus affaiblies par les guerres intestines et usées par les conflits avec la super-puissance romaine. Ces Bructères, Chattuarii, Chamaves, Usipètes, Ampsivariens, Angrivariens, Tenctères, dont les noms exotiques peuvent surprendre, se rassemblent donc pour fonder une confédération tribale aux liens assez lâches puisque certains groupes conservent leur nom tout en s'intégrant à la mouvance ethnique franque. Les raisons de cette association sont à chercher dans la devise nationale belge (hélas peu d'actualité chez nos voisins septentrionaux): « l'union fait la force ». Et l'objectif est d'abord militaire, il faut peser face à l'empire romain. Ce dernier reste pour longtemps vigoureux, assez pour être victorieux mais la nouvelle menace inquiète les empereurs et les incite à la vigilance, à partir de la fin du III° siècle. Au début, les Francs ne semblent pas avoir de royauté constituée : en temps de guerre, ils obéissent à des duces (chefs), comme Gennobaude, Marcomer et Sunnon qui commandent une armée franque dans les années 380.
Au cours du IV° siècle, les Francs se divisent en deux groupes : les Saliens franchissent le Rhin et passent en Gaule Belgique avec l'accord des Romains, occupant ainsi une région qu'on nomme Toxandrie vers 342. En échange, les nouveaux venus fournissent de précieux auxiliaires pour garder la frontière rhénane, y compris contre les Francs restés sur l'autre rive. Ces derniers, appelés Francs Rhénans, demeurent sur la rive droite, en terre germanique, dans les actuels Länder allemands de Rhénanie du Nord-Westphalie et de Rhénanie-Palatinat.
Les Romains implantent parfois des Francs loin du Rhin, après avoir maté ici ou là un groupe tribal ayant eu l'audace de lancer une razzia. Ainsi, en 360, l'empereur Julien installe des Chattuarii dans la cité des Lingons (Langres). D'autres groupes de deditices (rendus à merci) francs sont implantés en Amiénois, Beauvaisis et près de Troyes. Notons donc qu'avant même les « Grandes invasions » du V° siècle, le peuplement d'origine germanique est loin d'être négligeable dans certaines contrées de Gaule septentrionale (Champagne, Picardie). D'ailleurs, il est intéressant de noter que toutes les futures nations latines d'Europe occidentale ont reçu un apport germanique à cette période charnière entre l'Antiquité et le Moyen Âge : suève pour le Portugal, wisigothique pour l'Espagne, ostrogothique et lombard pour l'Italie, la France obtenant la palme avec des apports francs, burgondes, gothiques et alémaniques. Ces Germains n'étaient pas extrêmement nombreux, mais régionalement, et en prenant en compte des arrivées successives, ils ont pu représenter une part assez importante de la population. Le nord et l'est du Bassin Parisien, ainsi que le nord de l'Italie (la Lombardie justement) sont dans ce cas. Pour le cas de la Gaule du nord, l' « immigration » franque s'est déroulée sur près de deux cents ans, par petites touches. Immergés dans un milieu gallo-romain, ces Francs et descendants de Francs ne tardent pas à se romaniser, à s' « intégrer » dirions-nous. C'est pourquoi dans le nord de la France et en Wallonie, les parlers germaniques n'ont point supplanté les parlers romans : les Germains et leurs descendants se sont latinisés au contact de la population autochtone, elle-même parfois constitués d'éléments d'ascendance germanique déjà romanisés.
De nombreux Francs servent donc dans les armées romaines aux IV° et V° siècles. Certains parviennent au sommet de la hiérarchie (c'est-à-dire magister militum, général en chef). Citons Merobaude, magister militum sous les règnes de Valentinien Ier, Gratien et Valentinien II entre 372 et 388, Bauto, général de cavalerie à partir de 380, Arbogast, magister militum, tous trois de la deuxième moitié du IV° siècle. Arbogast, véritable vice-empereur du jeune Valentinien II, assassine (semble-t-il) son jeune maître en 392. Il pousse sur le trône l'usurpateur Eugène et cherche le soutien des païens. Sa défaite face à Théodose en 394 signe l'arrêt de mort des cultes polythéistes. C'est peu de dire que les Francs ont joué un rôle important, d'autant que la fille de Bauto épouse Arcadius, fils aîné de Théodose, et que leur fils, Théodose II, empereur d'Orient est connu autant pour le fameux Code Théodosien que pour le Mur de Théodose qui protège Constantinople. Cette proximité avec le milieu dirigeant impérial entraîne une romanisation profonde des chefs francs. Au milieu du V° siècle, un autre Merobaude, descendant probable de son homonyme du siècle précédent et lui aussi général, rédige, en latin, un poème en l'honneur de la famille impériale et deux panégyriques (discours politique cher à l'Antiquité tardive, où il s'agit de tresser des louanges dans un style… disons « lourd ») pour Aetius, grand général romain. Mais il faut aussi évoquer la romanisation partielle des Francs qui se développe grâce au voisinage et au retour de certains soldats dans leur tribu après les années passées au service de l'empire. Phénomène moins spectaculaire sans doute mais plus profond.
La société franque
Elle est tribale. L'unité sociale de base est le clan, entendu comme une famille élargie regroupant tous les individus issus d'un même ancêtre, éventuellement mythique. Le clan comprend également des dépendants, qu'on pourrait nommer « vassaux » avec quelque anachronisme, ou mieux « client » en référence au rapport de dépendance commun à Rome. Comme toute société antique, la société franque est esclavagiste, les expéditions de pillage dans l'empire romain ou contre les tribus voisines ayant pour objectif, entre autres, d'apporter de la main d'œuvre servile. A ce sujet, il ne faudrait point idéaliser les sociétés germaniques primitives : par opposition à la supposée décadence de Rome, certains savants ont paré les antiques Germains de toutes les vertus, égalité, amour de la liberté. Or, on s'aperçoit que la société germanique n'est pas du tout égalitaire : les clans sont comme les gens de la Rome républicaine, dominés par des aristocrates qui ont à leur service des dépendants. Ces chefs de clan sont appelés les leudes, et ce sont eux seuls qu'on est en droit de qualifier d' « hommes libres ». Les clans peuvent se regrouper en tribus dirigées par des duces puis par des rois (on dit parfois, de manière un peu péjorative, des « roitelets »). Le roi franc, tel qu'on le découvre au V° siècle, est loin de l'absolutisme impérial romain (souvent théorique, il est vrai). Il est officiellement acclamé par les guerriers de la tribu en armes. Mais n'imaginons pas que ces cérémonies sont spontanées : il est très probable que le futur roi se met d'accord auparavant avec les leudes, leur offre des présents, leur promet ou leur confirme des gratifications. Ainsi comblés, les leudes donnent instruction à leur suite de guerriers d'acclamer le nouveau souverain. Le roi franc gouverne assisté de ses leudes qui ne sont rien de moins que les (modestes) précurseurs des « Grands », ducs et comtes, qui formeront la cour ordinaire des rois de France. Les décisions royales doivent être approuvées par les leudes. Un roi franc privé du soutien de ses leudes est condamné. Or, s'il est probable que le roi a une suite personnelle plus nombreuse, il n'empêche que la clientèle militaire de tous les leudes réunis l'emporte.
Pourtant, le roi franc possède certains atouts qui compensent en partie sa situation en apparence inconfortable. Pour les membres de la tribu, il est habité par un charisme païen, souvent il descend d'un dieu et il peut parfois se prévaloir d'une lignée ancienne et glorieuse. Mais c'est moins vrai pour les Francs que pour les Goths. La famille royale des Saliens semble d'extraction récente et ne remonterait guère avant le début du V° siècle. Il n'empêche que le roi est considéré comme détenteur de la protection divine, du Heilag, mot allemand qui a donné le Heil de sinistre mémoire. Comme je dis à mes élèves de 3ème, « Heil Hitler » signifie en substance « Salut, longue vie et prospérité à toi, Hitler »… mais l'avantage, c'est que c'est plus court ! Donc les dieux germaniques, au premier rang desquels Wotan (Odin chez les Vikings), chef des dieux et magicien hors pair, donnent la victoire à leur élu, le roi, ce qui est normal puisque ce dernier fait souvent partie de la famille. Chez ces peuplades belliqueuses, la victoire est souvent mère de la prospérité : la tribu vit souvent en grande partie du butin ramené des expéditions de pillage. C'est peut-être même la première source de revenu, devant l'agriculture et le commerce. Au fond, les mœurs des Germains ne sont pas sans rappeler les « anciennes mœurs » des Grecs telles que les décrit Thucydide. Il faut préciser que les Francs occupent des terroirs boisés, pas toujours d'une grande fertilité. Il est également possible que le retour au pays de guerriers ayant servi dans l'armée romaine ait représenté un apport non négligeable de richesse pour ces communautés. Les soldats se constituaient souvent un petit pécule au cours de leur service.
La société franque primitive est rurale, peut-être même semi-nomade. Les Francs vivent dispersés dans des villages, souvent dans des zones forestières. Agriculture, pêche et chasse assurent sans doute l'essentiel de la subsistance. Le brigandage et le commerce peuvent éventuellement améliorer l'ordinaire (achat de vin, par exemple). Ce mode de vie change lorsque certaines tribus saliennes sont enrôlées en totalité dans l'armée impériale, et placées en garnison dans des cités gallo-romaines. Il est alors possible que les guerriers soient en partie encasernés en ville, tandis que le reste de la communauté cultive des terres abandonnées que le pouvoir romain lui octroie.
Dans cette société guerrière, tout homme libre est amené à porter les armes. L'équipement originel des guerriers francs pose quelques problèmes parce qu'il est très tôt influencé par l'armement tardif des armées romaines. Ainsi, les cuirasses et les casques portés par des Francs aux IV° et V° siècles ont de fortes chances de provenir… d'ateliers militaires romains ! Le guerrier franc est un fantassin. Les chevaux ne s'élevaient sans doute pas facilement dans les régions d'origine de ce peuple. Ces animaux ont donc une grande valeur et sont souvent réservés aux chefs. Pour se défendre, le guerrier franc dispose d'un bouclier de bois circulaire, semblable aux boucliers des unités romaines tardives. La cuirasse et le casque ne sont sans doute pas généralisés puisque, si l'on suit l'évolution tactique de l'infanterie romaine à cette période, on constate un allègement de l'équipement défensif à la charnière des IV° et V° siècles. Ceci afin d'améliorer la mobilité de l'infanterie sur le champ de bataille. Pour les Francs qui en possèdent, des chefs sans doute, les casques et les cuirasses sont probablement de fabrication ou d'imitation romaine. Pour attaquer, le guerrier franc utilise une lance et une épée longue (spatha) caractéristiques de l'infanterie romaine tardive. Plus « typiquement francs » sont le scramasaxe et la francisque. Le scramasaxe est une épée plus courte que la spatha (mais qui paraît plus longue que le glaive romain classique). La francisque est une hache à un seul tranchant, apparemment utilisable comme arme de jet.
Childéric
On a coutume de voir en Clovis un parvenu, un self-made-man parti de rien et arrivé au sommet. Les choses sont un peu plus compliquées, et il est probable que Clovis doit beaucoup plus à son père Childéric qu'on ne le pense.
Les ancêtres de Childéric sont hypothétiques. Grégoire de Tours, notre source sur la question, est prudent. Son grand-père pourrait être (le conditionnel est de rigueur) un certain Chlodion, roi franc installé en Gaule Belgique au milieu du V° siècle. Ce Chlodion, rompant l'allégeance traditionnelle de son peuple à l'égard de Rome, attaque et prend Cambrai, étendant sa domination jusqu'à la Somme. En 448, Aetius écrase Chlodion et le chasse de Cambrai, lui laissant peut-être Tournai avec la mission de défendre la province de Belgique Seconde. Le père de Childéric pourrait être Mérovée, dont au vrai on ne trouve que fort peu de traces. Est-ce lui qui commande le contingent franc lors de la bataille des Champs catalauniques de 451 contre les Huns ? Childéric est-il déjà roi ? Il est hélas impossible de répondre à ces questions, et plutôt que de bâtir de savantes hypothèses, nous préférons avouer notre ignorance.
Avec Childéric, nous sommes en terrain plus sûr. Il est roi des Francs installés à Tournai, allié de l'empire et possède selon toute vraisemblance une fonction militaire romaine. Laquelle ? Mystère. M. Rouche pense qu'il dispose des pouvoirs de gouverneur de Belgique Seconde (du moins à la fin de son règne). Dans un premier temps, Childéric apparaît comme un auxiliaire des officiers romains qui opèrent en Gaule du Nord, le magister militum Aegidius et le comte Paul. Aegidius semble même avoir fait office de roi des Francs Saliens tandis que Childéric, chassé par son peuple à cause de « sa conduite et de ses mœurs dissolues » (on aimerait plus de précisions…), trouve refuge chez les Thuringiens en 456. Le roi revient au bout de huit ans avec, dans ses bagages, la mère de ses enfants, Basine. Nous sommes logiquement en 464, année de la mort d'Aegidius. A tel point qu'on peut se demander si Childéric n'a pas profité de la mort du Romain pour reprendre le pouvoir. Les rapports entre Aegidius et Childéric resteront un mystère (le Romain a-t-il trempé dans l'éviction du roi pour se prémunir contre un rival ?). Ensuite, Childéric mène des opérations confuses dans la vallée de la Loire. Il « fit la guerre aux Orléanais » note Grégoire de Tours, sans rien ajouter. Admirons l'art de la concision qui nous laisse à notre frustration. La cité d'Orléans s'est-elle révoltée ? Ou bien s'agit-il de combattre des Alains installés comme fédérés dans la cité ? Ou encore de repousser une offensive des Wisigoths ? On ne le saura jamais. Childéric combat aussi les Saxons qui menacent Angers et en massacre beaucoup sur les îles de la Loire. Les liens entretenus par le Salien avec le comte Paul, officier romain, sont loin d'être clairs. Le texte de Grégoire de Tours n'est pas très explicite. Il est probable que Childéric ait combattu aux côtés du Romain, mais un passage pourrait laisser entendre que le Franc élimine le Romain ! Il est possible que Childéric ait été un allié beaucoup moins fidèle et docile pour les Romains que ne le pense M. Rouche. Ses rapports avec Syagrius, le dernier représentant de l'autorité romaine en Gaule du Nord, sont également problématiques. Déjà, nous ne connaissons pas avec précision les fonctions de Syagrius et Childéric. Si vraiment Syagrius a reçu le titre de patrice de l'empereur Anthémius en 471, alors c'est en effet un très grand personnage. Mais est-ce sûr ? Certains historiens disent que Syagrius n'est rien de plus que le comte de la cité de Soissons. C'est peut-être le sous-estimer car trois rois francs s'allièrent pour l'affronter. M. Rouche explique que Childéric laisse le contrôle de Soissons, Beauvais et Senlis, trois cités de la Belgique Seconde, à Syagrius, son supérieur dans la hiérarchie romaine. N'est-ce pas un peu étrange, si Childéric est effectivement gouverneur de cette province ? Et pourquoi Syagrius s'est-il installé à Soissons, alors qu'il était libre de choisir une résidence en Lyonnaise Quatrième, à Paris ou à Sens ? Il aurait été plus logique que le général romain choisisse de s'installer dans une province où son pouvoir n'était pas contesté, alors même que ses rapports avec Childéric sont conflictuels, selon M. Rouche (ce qui est fort possible vu le dénouement de l'histoire). On peut donc se demander si Syagrius n'est pas précisément le gouverneur romain de Belgique Seconde, et si son « royaume » est aussi étendu qu'on le voit sur les cartes des Atlas historiques (de Soissons aux marges de l'actuelle Bretagne, et de la Loire à la Manche). La vérité est que nous ne savons pas grand-chose sur ce personnage, sa fonction précise et l'étendue de sa domination. Pour Childéric, les choses sont plus claires : les éléments de sa tombe permettent de confirmer sa double fonction de roi germanique et d'officier romain.
Rien ne permet de dire que Childéric soit le seul roi des Francs Saliens en exercice entre 464 et sa mort en 481, mais il semble avoir exercé une prééminence sur les autres. Cela provient peut-être du fait qu'il était le seul à posséder une fonction romaine en plus de sa royauté (préfet des lètes ? une telle préfecture est signalée à Arras, non loin de Tournai). Si c'est effectivement Childéric qui installe son parent Rignomer au Mans, alors c'est la preuve de sa domination. Mais rien ne dit que Childéric ait été l'unique interlocuteur franc des officiers romains et ces derniers ont fort bien pu jouer sur des rivalités entre rois des Saliens. Le fait est qu'on ne sait pas grand-chose des faits et gestes de Childéric dans les années 470.
On s'accorde à placer la mort de Childéric en 481. Il est enterré à Tournai où sa tombe fut retrouvée au XVII° siècle. Il laisse un fils d'une quinzaine d'années, dont le nom, familier à tous les Français, déchaîne encore les passions : Clovis…
Bibliographie sommaire :
Grégoire de Tours, Histoire des rois francs, traduction de J.J.E. Roy, Gallimard, 1990
Inglebert H., Atlas de Rome et des barbares III°-VI° siècle, Autrement, 2009
Rouche, M., Clovis, Fayard, 1996