Quand France Culture instrumentalise Amira
Lorsque Eric Zemmour avait annoncé son intention de privatiser le service public de l'audiovisuel, j'avoue que sa mesure n'avait pas suscité mon enthousiasme. L'idée que tout l'espace médiatique se retrouve sous le contrôle de grands groupes aux mains de la haute bourgeoisie ne me séduit guère. Et pourtant je m'interroge. De deux maux, il faut choisir le moindre, comme on dit. Qu'est-ce qui est le pire? Une presse, une radio et une télévision aux ordres du Grand Capital, ou bien des médias abandonnés aux progressistes radicaux, adeptes du wokisme, du multiculturalisme, et animés d'une haine de la France qui parfois fait frémir? [1] Mon coeur balance, je l'admets. Je me fais un devoir d'écouter France Culture régulièrement. D'abord, parce que c'est toujours intéressant, à défaut d'être agréable, d'entendre ce que pensent ses ennemis. Ensuite, parce qu'il faut reconnaître que c'est parfois très drôle, surtout lorsque défilent des prétendus artistes "atypiques et inclassables", qui, tout enflés de prétention, se croient des génies du simple fait qu'ils critiquent l'odieuse société de consommation (qui les nourrit, mais passons) et que leurs oeuvres n'intéressent pas la populace, le commun des mortels restant désespérément hostile ou indifférent à l'art contemporain [2].
Mais l'émission Les Pieds sur Terre ne traite pas de questions artistiques. Non, il s'agit de "documentaires" diffusés en semaine à 13h30 sur France Culture. Je mets "documentaire" entre guillemets, parce qu'il faudrait s'entendre sur ce qu'on appelle un documentaire. J'ai l'impression que Sonia Kronlund, la productrice de l'émission a sa définition bien à elle. Pour moi, un documentaire apporte des informations, présente des faits. Or Les Pieds sur Terre est une émission qui repose uniquement sur des témoignages, sans aucune contradiction, sans aucune confirmation externe. On peut supposer, bien évidemment, que les journalistes qui travaillent pour cette émission mènent une enquête pour vérifier les dires du témoin qui s'exprime. Mais la vérité est qu'on n'en sait rien. Comme les témoins sont des inconnus, la plupart du temps, et que seul leur prénom est donné, il est quasiment impossible d'effectuer une recherche pour s'assurer de la véracité de leurs dires. L'auditeur doit se reposer uniquement sur la certitude que Mme Kronlund et ses collaborateurs ont la déontologie journalistique chevillée au corps. L'émission, au demeurant, n'est pas inintéressante. Les sujets sont variés. Le problème est que, méthodologiquement parlant, qualifier cette émission de "documentaire" est un abus de langage. C'est une émission de témoignages, très bien, un tel format n'est pas nécessairement à proscrire. Mais il faut noter qu'en général Sonia Kronlund, dans sa brève introduction, ne donne que très rarement un avertissement sur les inévitables déformations et reconstructions qui sont inhérentes à tout témoignage, n'importe quel juge vous le dira. Et si les thématiques abordées sont diverses, il faut quand même reconnaître que les "victimes" (femmes, immigrés, LGBTQ, toxicomanes, taulards, prostituées...) ont un peu plus la parole que les présumés bourreaux.
Un exemple éclatant a été proposé aux auditeurs aujourd'hui même, mercredi 6 avril 2022. A quatre jours du premier tour des élections présidentielles, alors que l' "extrême droite" (comprenez: les candidats qui ne partagent pas l'immigrationnisme béat et la xénophilie naïve chers aux progressistes) est annoncée à un niveau élevé par les sondages, Les Pieds sur Terre se devaient de mener la charge contre les stéréotypes et autres idées préconçues qu'aime à distiller la bête immonde. Amira, presque la trentaine, a donc pu raconter ses malheurs et faire pleurer dans les chaumières des auditeurs de France Culture, chaumières qui, étonnamment, se situent rarement au milieu des barres d'immeubles de Trappes ou de la Courneuve. Née en Algérie, dans une famille cultivée de scientifiques occidentalisés, Amira est venue faire ses études en France. Des études brillantes au demeurant qui lui permettent de décrocher un doctorat en physique, si j'ai bien compris, avec à la clé une promesse d'embauche dans un laboratoire de recherche. Elle se marie en France. Bien évidemment, elle ne porte pas le voile, elle est intégrée, presque assimilée, elle parle un français impeccable. Et un beau jour, le facteur lui remet une lettre recommandée de la préfecture: une OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français) met fin au conte de fée qu'Amira vivait en France depuis une dizaine d'années. Amira découvre stupéfaite qu'elle est Algérienne, que la nationalité n'est pas juste un mot écrit sur un bout de papier sans importance. Elle s'indigne en s'apercevant que, oui, la nationalité, ça compte dans la vie, et qu'en France, les nationaux et les étrangers n'ont pas le même statut ni les mêmes droits, doctorat ou pas. Bienvenue dans la vraie vie serait-on tenté de dire à cette jeune femme désemparée, laquelle a d'ailleurs omis de signaler qu'en Algérie les étrangers n'ont certainement pas les mêmes droits que les détenteurs de la nationalité algérienne.
La suite du témoignage est édifiante: le recours d'Amira est rejetée, lors d'une audience judiciaire digne des tribunaux de Vichy, durant laquelle aucun immigré comparaissant (je dis bien aucun) ne méritait son OQTF. Une justice déshumanisée traitant le même jour, en catimini, soixante dossiers programmés à la même heure. Amira est humiliée, d'autant qu'elle estimait avoir quelque chose à apporter à la France, elle représentait une plus-value. "C'est dommage pour la France" lâche-t-elle. Rien n'y fait, ni les attestations professionnelles, ni les déclarations confirmant que sa relation de couple est durable (son mari n'étant pas Français cependant). Amira, traitée comme une délinquante, est rejetée par la France. Contrainte de retourner en Algérie, chez ses parents, elle songe à tenter sa chance dans un autre pays et hésite à entamer une nouvelle procédure pour revenir en France. A quoi bon vivre dans un pays aussi xénophobe, un pays qui, je cite, "réduit les gens à leur nationalité"? Des sanglots dans la voix, Amira termine son témoignage poignant en évoquant la dépression dans laquelle elle a sombré suite à ses cruelles déconvenues. Qu'on me comprenne bien: je ne nie pas que cette jeune femme a vécu une tragédie, que son histoire est malheureuse et que son sort paraît bien injuste. Je ne relativise pas sa souffrance personnelle. Je comprends son amertume et même son ressentiment. Mais je me permettrais quand même de rappeler quelques faits à cette jeune femme: dans son pays d'origine, l'Algérie, les gens ne sont pas seulement réduits à leur nationalité, mais aussi à leur religion. Malheur à celui qui n'est pas musulman! Malheur à celui qui est contrôlé avec des Bibles dans sa voiture! Bien sûr, Amira n'est pas responsable de cela, et sans doute souhaiterait-elle qu'il en soit autrement. Le problème est qu'Amira n'est pas un individu isolé, coupé du monde, elle s'inscrit dans une histoire tragique.
Cette histoire tragique, c'est d'abord celle des relations franco-algériennes. Ce qu'Amira a vécu, d'autres l'ont vécu avant elle: en 1962, des centaines de milliers de Pieds-noirs, colons européens d'origine française, espagnole ou italienne ont dû tout quitter, tout abandonner, dans un pays où la plupart d'entre eux étaient nés. Leurs commerces, leurs maisons, leurs quartiers, leur sociabilité, ils ont tout perdu. Eux aussi ont pleuré sur les bateaux qui les arrachaient à cette Afrique du nord où ils avaient cru pouvoir installer leur foyer. Amira, et tous les Algériens expulsés pourront méditer sur le sort des Français d'Algérie. S'installer dans un autre pays, parmi des gens d'origine et de culture différentes, n'est pas un droit sacré et inaliénable. C'est une permission précaire et révocable. Alors certains me diront que la France a besoin de cerveaux, et que se passer d'une docteure en physique n'est peut-être pas une très bonne idée. Certes, et j'échangerais volontiers une Amira contre les enfoulardées de mon quartier. Cela étant dit, personne n'est indispensable, et je ne doute pas que des docteurs en physique ukrainiens vont arriver ces jours-ci dans notre beau pays [3]. Cette histoire tragique, c'est également des décennies d'insultes et d'outrances du pouvoir algérien à l'égard de la France, les accusations de "génocide", les demandes d'excuses et de réparations, un odieux chantage mémoriel. De tout cela, Amira n'est pas davantage responsable, à titre individuel. Seulement voilà, elle appartient à une nation, la nation algérienne, et elle l'a appris à ses dépens. Nous sommes tous partie prenante d'une histoire, d'un héritage qui nous dépasse, c'est ainsi.
Mais ce qui est scandaleux dans cette affaire, ce n'est pas la tristesse ou l'amertume d'Amira. Encore une fois, au vu de son parcours et si les faits qu'elle rapporte sont avérés, on peut ressentir une forme d'indignation. Non, ce qui est véritablement choquant, c'est la façon dont France Culture instrumentalise les malheurs d'Amira pour faire ce qui n'est rien de plus que de la propagande. D'abord, remarquons que nos journalistes ont un talent rare pour dénicher l'immigré improbable: parmi tous les Algériens vivant en France, quelle proportion représentent les docteurs en science? Cela me rappelle un documentaire que j'ai vu récemment sur la politique migratoire du Danemark où, dans un centre de rétention, les journalistes ont trouvé un couple d'Iraniens convertis au christianisme. Franchement, bâtir un discours politique sur des cas isolés et ultra-minoritaires, c'est intellectuellement discutable. Ces gens existent, mais enfin, comme pour les poissons volants, ils ne forment pas l'essentiel de l'espèce. En revanche, quand je regarde la proportion de mes voisins musulmans ou de mes élèves musulmans qui font le ramadan, quand j'évalue le nombre de mères de famille voilées à la sortie des écoles de mon quartier, pardon de le dire mais là, ce n'est ni anecdotique, ni ultra-minoritaire. Par conséquent, la technique qui consiste à détourner les regards des vrais problèmes en braquant les projecteurs sur des situations rares, cela relève de la diversion et, pour des journalistes, on n'est pas loin à mon sens de l'escroquerie intellectuelle.
Mais le plus dégueulasse, pardon de ce mot, c'est bel et bien que l'émission Les Pieds sur Terre exploite sans vergogne la détresse, sans doute réelle, d'Amira pour faire passer un message politique. Au fond, est-ce que ces journalistes se préoccupent réellement du sort d'Amira et de ses semblables? Je ne sais pas, mais force est de constater que celui-ci arrive à point nommé en pleine campagne électorale, pour dénoncer les idées défendues par certains candidats (suivez mon regard). Et le plus blâmable est que cette propagande tente de s'abriter, bien maladroitement, derrière la conscience journalistique. Qu'on exprime ses opinions, je l'accepte, mais lorsqu'on assume. Quand on se cache derrière l'objectivité d'un soi-disant "documentaire" (ou de travaux prétendument scientifiques dans d'autres cas), le procédé est indigne, et je pèse mes mots.
Alors est-ce que cela signifie qu'il faut souhaiter que Mme Kronlund et ses collaborateurs perdent leur travail? C'est sans doute excessif, et un bon chrétien ne doit pas souhaiter du mal, même à ses ennemis. Il y a des moments parfois où, je le confesse, je suis tout de même un peu lassé que mes impôts servent à financer des médias qui ne relaient pratiquement qu'une seule idéologie, et à rémunérer des journalistes qui passent une bonne partie de leur temps à expliquer sur tous les tons que mes idées sont "racistes", "xénophobes", "fascistes", ou que sais-je encore. Je ne demande pas la pensée unique, mais un peu plus d'effort de compréhension et un peu moins de sentences caricaturales. Est-ce trop demander?
[1] Vous trouvez que j'exagère, n'est-ce pas? Permettez-moi, chers lecteurs, de citer Jean-Michel Aphatie: "si j'étais élu président, la première chose que je ferais serait de raser le château de Versailles". Et quand on regarde l'extrait, il n'est pas évident que ce soit une boutade. Quand on sait que M. Aphatie est un modéré, un de ces journalistes embourgeoisés, presque un nanti, je tremble à l'idée des propos qu'on doit entendre chez les Insoumis et les trotskystes...
[2] Il m'arrive de regarder la programmation de la salle de spectacle sise dans ma bonne ville. C'en est presque déprimant tant la caricature devient impossible: telle troupe joue Molière les roubignoles à l'air, tel "performeur" passe trois quarts d'heure sur scène, torse nu, à se rouler par terre en poussant des grognements (je précise que ces exemples sont véridiques). Quelle audace! Quelle originalité! Quelle manière inattendue de questionner notre rapport judéo-chrétien au corps, de mettre en exergue cette part d'animalité qui demeure en nous sous le vernis fragile de la soi-disant civilisation.
[3] Avez-vous remarqué d'ailleurs ce remarquable élan de générosité vis-à-vis de nos amis ukrainiens? Des municipalités mettent en urgence des logements à disposition, on trouve des places dans les écoles, des particuliers même ouvrent leur porte. Il est amusant de constater que les Syriens, les Afghans ou les Libyens ne bénéficient pas d'un accueil aussi chaleureux. Et que dire des discours tenus par des gens (comme le député centriste Jean-Louis Bourlanges) bien comme il faut, grands pourfendeurs des idées racistes: "oui, mais ce sont des Européens", "ils appartiennent à la même aire civilisationnelle que nous" ou "leur intégration ne posera aucun problème". Ah bon? Faut-il comprendre qu'il y aurait des problèmes avec des immigrés non-européens, venant d'une aire culturelle différente et qui peineraient à s'intégrer? Je ne peux pas le croire...