Quand la Chine met en scène son épopée nationale
Comme chacun sait, un fonctionnaire travaille peu et par conséquent, il dispose de moult temps libre. Outre les remarquables articles qu'il écrit sur un blog encore méconnu, il peut parfois aller se détendre au cinéma, histoire d'oublier la Crise et les parachutes dorés du patronat. Donc hier je me rendai d'un pas décidé à une séance de la nouvelle super-production chinoise de John Woo, Les Trois Royaumes. Forts de leur puissance retrouvée et de leur orgueil national restauré, les Chinois font tout en grand... et en long: 2h27 d'une fresque titanesque à grand renfort d'images de synthèse et de trucages impressionnants.
Mais commençons par l'histoire: nous sommes en 208 après Jésus-Christ à l'époque de la dynastie Han (25 à 220 de notre ère). Qu'on se le dise, l'empire ne va pas très bien. Un jeune empereur un peu dépassé règne en Chine du nord, sous la férule d'un intraitable premier ministre aux ambitions démesurées, Ciao-Ciao (je crois que ça s'écrit comme cela). C'est le "méchant". Mais un "méchant" oriental, plein de subtilité, à la personnalité complexe, ce qui permet de dépasser le manichéisme primaire dans lequel s'embourbe parfois ce type de film. Car ce tout-puissant ministre a apparemment contribué à restaurer la dynastie Han en écrasant les seigneurs de guerre de Chine du nord. Du moins, c'est ce qu'il rappelle à "son" empereur. Souhaitant terminer son oeuvre de réunification "nationale", il contraint le souverain hésitant à engager l'épreuve de force contre la Chine du sud. On ne peut s'empêcher de penser, à la vue de Ciao-Ciao, au roi unificateur de Hero, qui racontait précisément la première tentative réussie de créer une Chine unie. Rappelons que le héros (Jet Li) avait d'abord pour mission de tuer ce tyran, avant de renoncer lorsqu'il comprit et adhèra au noble dessein du roi. Ainsi, le "méchant" initial, se transformait progressivement, dans le regard de l'assassin comme dans celui du spectateur.
En Chine du sud, la situation est compliquée. On ne sait pas s'il s'agit de royaumes vraiment indépendants ou de provinces dont les gouverneurs se seraient émancipés. Les dirigeants de ces royaumes sont appelés "seigneurs du royaume x" et non "roi". Ce n'est sans doute pas un hasard. Il s'agit apparemment de seigneurs de guerre, peut-être de sang impérial, qui ont profité des troubles pour devenir indépendants tout en reconnaissant apparemment la suzeraineté nominale de l'empereur du nord. Mais leur haine du premier ministre semble annuler cette vassalité toute théorique. Ces seigneurs de guerre sont deux: un homme mûr, plein d'humanité, et un jeune ambitieux. Ciao-Ciao escompte qu'ils s'allieront pour les écraser tous en une seule fois. Ces deux seigneurs sont entourés d'une escouade de généraux remarquables, dont l'un cependant n'est pas sans rappeler le yéti (!). Ils sont tous d'une bravoure sans faille, d'une droiture à toute épreuve et évidemment des maîtres en arts martiaux défiant les lois de la pesanteur. D'ailleurs ils forcent l'admiration de Ciao-Ciao lui-même.
L'entreprenant premier ministre a assemblé une armée impressionnante: 800 000 hommes et 2 000 navires, chiffres invraisemblables qui nous renvoient bien au genre épique. Face à ce Goliath, les David du sud ne peuvent opposer respectivement que 20 000 et 30 000 hommes et quelques dizaines de navires. C'est pour ainsi dire perdu d'avance. Confiant, Ciao-Ciao remonte tranquillement le cours du Yang-Tsé pour attaquer le camp où se sont concentrés les armées de Chine du sud. Un personnage-clé se trouve être un "stratège" d'un des seigneurs du sud, expert en tactique et en météorologie (!).
Le film a réussi à éviter certains écueils: manichéisme excessif comme je l'ai dit, mais aussi longs combats sanglants et lassants à terme. La culture de la Chine ancienne est présentée à travers de petites touches: importance de la musique, cérémonie du thé. L'importance de la guerre psychologique est bien montrée. Le milieu joue aussi son rôle et nous rappelle la diversité du monde chinois: les soldats du nord supportent difficilement le climat du sud, et leurs généraux ignorent le mécanisme des vents de la vallée du Yang-Tsé. Pour le reste, la devise est simple: courage, honneur, fidélité. Et ceci s'applique également aux deux femmes qui jouent un rôle dans l'affrontement. En bref, une grande épopée chinoise, équivalent de la guerre de Troie en Occident (d'ailleurs, Ciao-Ciao est venu aussi pour s'emparer de la femme de ses désirs).
Je passe sur certaines invraisemblances inhérentes au genre épique. Cependant, on aurait pu souhaiter à certains moments un peu plus de sobriété. On reste un peu sceptique parfois devant un champ de bataille digne de la guerre des tranchées avec "bombardements" et explosions spectaculaires! Anachronismes un peu poussés. Mais rien dans l'ensemble n'empêche de passer un bon moment. Par cette production aux moyens colossaux, la Chine nous montre qu'elle s'est enrichie, qu'elle joue dans la Cour des Grands et qu'elle est fière d'une riche et glorieuse histoire qu'elle expose ainsi au monde. N'est-ce pas aussi la preuve que la grandeur d'une nation provient de la vitalité du sentiment national et de l'attachement aux "grandes heures" du passé? On n'est bien loin de la France de 2005 où aucun dirigeant n'a daigné commémorer Austerlitz. C'était pourtant il y a seulement deux cents ans...
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