Nationaliste Social et Ethniciste

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France-Algérie: le contentieux colonial comme boussole des relations internationales?

J'ai toujours été fasciné par l'histoire byzantine. A l'ouest de la Méditerranée, l'Empire romain s'effondre à la fin du V° siècle, mais à l'est, l'Empire romain dit "d'Orient" survit près de dix siècles. Avec Justinien au VI° siècle, l'Empire exerce son hégémonie sur toute la Méditerranée. Pendant des siècles, l'Empire byzantin, avant-poste de la Chrétienté, tint en échec l'islam en Méditerranée orientale. Mais sur ces dix siècles d'existence, il faut hélas reconnaître que le dernier, qui s'étend de 1354, année où les Turcs ottomans prennent pied en Europe en s'emparant de Gallipoli, à 1453, année de la chute de Constantinople, reliquat d'un état moribond, n'a été qu'une longue et lente agonie. Et pourtant, le monde byzantin, héritier de Rome tout autant que de la Grèce ancienne, produit encore des hommes remarquables, de grands esprits, de brillants écrivains. Parmi ces figures, une est particulièrement attachante: celle de Manuel II Paléologue, basileus et autocrator des Romains (selon la titulature officielle byzantine) de 1391 à 1425. Souverain compétent, soucieux de défendre les lambeaux de territoires encore entre ses mains (les villes de Constantinople et Thessalonique, le sud du Péloponnèse), homme de culture, Manuel II est assurément un homme qui aurait pu sauver l'Empire si l'Empire avait été en état d'être sauvé. Mais ce n'était pas le cas. Au début de son règne, Manuel II, en dépit de son titre prestigieux qui lui assure encore une aura dans tout le monde orthodoxe (et un peu au-delà), n'est déjà plus qu'un roitelet, vassal du terrible Bajazet, sultan des Turcs ottomans, conquérant impitoyable mais homme de très grande valeur. Dès 1391, le sultan oblige le basileus à l'accompagner dans une de ses campagnes en Anatolie. La correspondance de Manuel traduit la tristesse de l'empereur en traversant des terres, jadis grecques et désormais turques, en voyant les ruines d'antiques et illustres cités dont les noms même s'effacent progressivement. Manuel II Paléologue est un homme qui a vu son état, son monde, sa civilisation se déliter, se rétracter et finalement agoniser. Il a vu le poison de la division affaiblir un Empire à l'agonie. Il a constaté l'incapacité des élites à consentir un effort pour défendre le bien commun, lui qui fut confronté à la révolte des archontes (aristocrates) du Péloponnèse contre l'impôt qui devait permettre de restaurer l'Hexamilion, le mur fortifié barrant l'isthme de Corinthe. Il a mesuré ce que valent les promesses des alliés occidentaux, peu disposés à fournir autre chose qu'un soutien ponctuel. Du haut des remparts de Théodose, Manuel II a vu de ses yeux l'étau se resserrer autour de la Deuxième Rome, la Ville de Constantin, devenue un îlot grec et chrétien perdu au milieu d'un monde nouveau, dominé par les Turcs musulmans.

 

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L'Empire romain d'Orient dit "byzantin" à son apogée au milieu du VI° siècle sous le règne de Justinien 1er (source: Wikipédia)

 

Depuis toujours, la chute de Constantinople me hante. Je regarde ce que devient la France, mon pays, et il me semble ressentir la même chose que les derniers Byzantins à la veille de la prise de leur capitale, quand vous prenez conscience que le monde auquel vous appartenez va sombrer corps et biens, qu'un héritage va se perdre, qu'une filiation avec un passé illustre va se rompre. J'ai l'impression d'être un peu Manuel II Paléologue contemplant dans le crépuscule les feux de camps de l'armée turque lors du siège de 1399-1402 lorsque je vois les rues de nos villes envahies de femmes voilées, la foule des musulmans se rendant à la mosquée à la tombée de la nuit en cette période de ramadan, des drapeaux algériens ou marocains brandis lors de manifestations quelconques, mariages ou matchs de football. Comme dans l'Empire byzantin finissant, la division et la discorde empêchent toute tentative de se défendre efficacement. Certains rêvent déjà de servir la soupe aux nouveaux maîtres, s'imaginant naïvement qu'ils auront leur part. D'autres ne veulent surtout pas sacrifier leurs petits intérêts matériels, et encore moins risquer leur peau pour préserver l'héritage de nos ancêtres. Payer plus d'impôts? Renoncer à faire venir une main-d'oeuvre bon marché? Mais vous n'y songez pas, mon cher! Alors, me direz-vous, quel rapport avec le titre de cet article? Que viennent faire les Byzantins et le malheureux Manuel II Paléologue au milieu des tensions entre la France et l'Algérie? Eh bien, en fait, tout cela a à voir avec la question suivante: à partir de quand un pays, une civilisation, une culture entrent en déliquescence? Je crois pour ma part qu'il y a plusieurs aspects: d'abord, un aspect territorial, car un Etat qui perd progressivement le contrôle de l'espace qui était le sien se vide progressivement de sa substance; ensuite un aspect culturel, lorsqu'une population, et singulièrement ses élites, abandonnent toute velléité de transmettre une identité; enfin un aspect politique ayant trait à la souveraineté, parce que lorsque le destin d'un état lui est dicté de l'extérieur, son existence ne tient plus qu'à un fil.

 

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Empire byzantin (zones couleur corail) vers 1400 sous Manuel II Paléologue (source: Wikipédia) 

 

Si l'on regarde ces trois critères, l'Empire byzantin de Manuel II Paléologue et la France d'Emmanuel Macron ont bien des points communs qui ne s'arrêtent pas aux prénoms presque sembables des deux chefs d'Etat. L'Empire byzantin de Manuel II exerce son contrôle sur une part très réduite de son espace historique. Pire, l'Anatolie, longtemps "coeur" de l'Empire, est perdue sans aucun espoir de reconquête. Les élites byzantines, laïques ou ecclésiastiques, ne sont pas prêtes à payer le prix d'une restauration de l'Etat: archontes et monastères refusent de payer l'impôt, et certains aristocrates se rallient aux Turcs, aux Serbes ou aux Latins, ou bien agissent pour leur propre compte, ajoutant au chaos ambiant. Enfin Manuel II, malgré ses qualités personnelles, est le supplétif de Bajazet dans le pire des cas, ou bien dans le meilleur le débiteur des chrétiens d'Occident, dans l'espoir d'une aide incertaine. Et encore, Manuel II se refusera toujours à accepter l'Union des Eglises orthodoxe et catholique (en fait la reconnaissance de la primauté du pape), solution que tentera de mettre en oeuvre son fils et successeur Jean VIII Paléologue, acculé à une situation de plus en plus désespérée. Et la France? Il est sans doute excessif de dire que notre pays a complètement perdu le contrôle de territoires sur lesquels il exerce officiellement sa souveraineté... et cependant, la France n'a plus la maîtrise de ses frontières, sa souveraineté est contestée en Nouvelle-Calédonie, son influence dans la Sahel est réduite à presque rien. Et ne parlons pas des "zones de non-droit" dans nos villes, où islamistes et/ou narcotrafiquants font la loi. Nos élites, comme les élites byzantines, ne sont pas prêtes à payer le prix de l'indépendance nationale et de la préservation de la culture française. Elles veulent bien combattre la menace russe, à condition de ne pas payer d'impôts. Elles se claquemurent dans leurs quartiers favorisés des métropoles ou rêvent de s'installer à Londres, à New York, à Singapour voire à Dubaï. Protéger et transmettre l'identité française ne les intéressent pas, l'Europe et le Monde forment leur horizon. Sur la scène internationale, la France n'a plus les moyens ni la volonté de défendre ses intérêts. Face à l'Algérie, François Bayrou, premier ministre, nous explique qu'on ne peut pas utiliser certains moyens de rétorsion au motif que "de nombreux Français sont d'origine algérienne, et beaucoup sont binationaux". Ce sont donc des "Français" d'origine étrangère, des "Français" disposant d'une autre nationalité, qui font la politique étrangère de la France en 2025...

 

Jean-Michel Aphatie et la conquête française de l'Algérie

Rappelons d'abord les faits: le journaliste Jean-Michel Aphatie affirme au cours d'une émission, sur RTL je crois, que "la France a commis des centaines d'Oradour-sur-Glane en Algérie". Oradour-sur-Glane est un village du Limousin dont la population a été massacrée en juin 1944 par des Waffen SS. Les hommes sont abattus et brûlés, les femmes et les enfants enfermés dans l'église qui est incendiée. On établit le bilan à 643 morts. Aussitôt que M. Aphatie a lâché son propos, la polémique enfle et s'emballe. RTL exige que le journaliste "se mette en retrait". L'historien Johann Chapoutot, spécialiste du III° Reich, lui donne raison et salue son courage. L'extrême gauche saute sur l'occasion pour rappeler avec complaisance la violence de la conquête française de l'Algérie, les crimes de la colonisation, etc. Henri Ruscio, qui a étudié la question, a droit à de longs entretiens chez Mediapart et à l'Humanité, pour dérouler le récit des atrocités commises par l'armée française. Et puis, on en a l'habitude à présent, c'est l'école qui est montrée du doigt: on n'enseigne pas, ou pas assez, ou pas comme il faudrait, les crimes de la colonisation, les crimes de la France en Algérie et ailleurs. Je m'inscris en faux contre cette accusation: personnellement j'enseigne la conquête de l'Algérie - enfin de ce qui va devenir l'Algérie, parce que la Régence d'Alger était une province nominalement ottomane dont l'autorité n'était pas reconnue par toutes les puissantes confédérations tribales de l'intérieur - et je ne cache pas la brutalité du processus. D'ailleurs, avec les élèves, nous lisons une lettre du maréchal de Saint-Arnaud qui se vante des exactions et des destructions qu'il commet lors de ses opérations. Il est par conséquent un peu fatigant d'être en permanence mis en cause par des gens qui ne savent tout simplement pas ce qu'on enseigne.

 

Dans l'affaire qui nous occupe, il y a trois aspects à analyser: d'abord, ce qui a été dit, ensuite celui qui l'a dit, et enfin la raison pour laquelle il l'a dit. Mais commençons par l'affirmation de M. Aphatie sur les exactions commises par l'armée française durant la guerre de conquête qui se déroule pour l'essentiel entre 1830 et 1848, mais des affrontements sporadiques se poursuivent jusque dans les années 1870. Ces violences et ces brutalités, y compris à l'encontre de populations non-armées, il n'y a pas lieu pour moi de les contester. Tout cela est connu, documenté, étudié par des universitaires spécialistes de la question. Les chefs militaires français ont agi sans se cacher, et manifestement avec l'aval des gouvernements de Louis-Philippe. J'avais commis un article en 2012, pour les cinquante ans des accords d'Evian, où j'évoquais sans fard la brutalité de la conquête. Il n'y a que Jean-Michel Aphatie, Mediapart et l'extrême gauche pour "découvrir" en ce printemps 2025 que l'armée française qui a conquis l'Algérie n'a pas agi avec une tendresse et une retenue particulières. Les massacres, les enfumades, la destruction des récoltes pour affamer la population, tout cela est vrai. Aujourd'hui, sans doute, cela vaudrait à Bugeaud, Lamoricière, Saint-Arnaud et consorts d'être poursuivis devant la Cour Pénale Internationale (CPI). Seulement voilà: ces hommes ont agi à une époque, le XIX° siècle, où ces méthodes avaient cours. Ne croyons pas d'ailleurs que personne ne s'en émut alors: des articles de presse dans plusieurs pays d'Europe, y compris en France, dénoncèrent le cruauté des troupes françaises. Alphonse de Lamartine, pourtant favorable à la conquête, s'éleva avec force contre les méthodes de notre armée. Alexis de Tocqueville est aussi très sévère avec nos militaires. Je renvoie à cette courte vidéo de Yann Bouvier - que personne je pense n'accusera d'être un réactionnaire - qui fait le point aussi brièvement que clairement.

 

Mais une fois qu'on a dit cela, contrairement à ce que pensent Apathie, Plenel et autres donneurs de leçon drapés dans les oripeaux d'une vertu bon marché, le débat est loin d'être clos. Plusieurs questions restent en effet en suspens: ces violences peuvent-elles être qualifiées de "génocidaires" comme l'affirment beaucoup d'Algériens et certains gauchistes? Cette violence est-elle propre au colonialisme occidental? Et enfin, le nazisme allemand serait-il au fond l'héritier, l'imitateur, le "fils caché" du colonialisme, notamment français? Cette dernière question est en lien évidemment avec le parallèle que M. Apathie établit dans son propos entre Oradour-sur-Glane, crime commis par des Waffen SS, et les exactions françaises en Algérie.

 

Je fais tout de suite un sort aux accusations de "génocide": non, il n'y a pas eu de génocide en Algérie. Les massacres et autres exactions n'ont jamais fait l'objet d'une généralisation systématique. Les enfumades ont été utilisées à certains moments et à certains endroits. Toutes les tribus, toutes les villes n'ont pas subi de manière indifférenciée les mêmes violences. Et de ce point de vue, je me dois d'appeler à la prudence: en effet, l'usage de la litanie, c'est-à-dire la multiplication d'exemples d'exactions - qui certes ont été nombreuses - peut donner l'impression d'un plan conçu et méthodiquement appliqué. Mais en réalité, les violences sont souvent concentrées dans le temps et dans l'espace, correspondant à des périodes où les troupes françaises rencontrent une forte résistance, notamment dans les années 1840 à l'époque où celle-ci se structure autour d'un homme remarquable, l'émir Abd el-Kader. D'un autre côté, certains exemples de massacres peuvent être espacés d'une dizaine d'années, voire plus. En disant cela, je ne cherche pas à minimiser les violences dont ont été victimes les populations musulmanes autochtones, mais je veux montrer qu'il faut se méfier de toute conclusion hâtive et réductrice. Comme je l'expliquais dans mon article de 2012, la France a varié dans sa politique à l'égard de l'Algérie. La II° République (1848-1852), qui pourtant abolit l'esclavage, cherche à pousser la colonisation. Napoléon III (1852-1870) caresse le projet de créer un grand royaume arabo-musulman sous influence française dont l'Algérie pourrait être la première ébauche, et pour ce faire, il freine l'implantation de colons et se montre davantage soucieux de se concilier certains chefs musulmans. Avec la III° République, les efforts pour installer des colons reprennent. On le voit, toute cette affaire est complexe. La conquête française de l'Algérie a fait des coupes sombres dans la population locale, c'est évident, mais de là à parler d'une volonté d'extermination systématique, il y a un pas qu'on ne saurait franchir. Mieux vaut parler d'une politique de terreur visant à soumettre la population par la peur. Quel est le bilan? Certains historiens estiment que près d'un tiers de la population indigène aurait péri entre 1830 et 1875. C'est évidemment énorme, mais ce chiffre recouvre les morts au combat, les victimes d'exactions mais également les victimes des épidémies et des famines. On ne peut pas nier que la politique menée par la France a provoqué des famines et favoriser l'émergence d'épidémies, mais pour ces dernières, l'intentionnalité est très discutable. Une fois la soumission acquise, il faut noter que les exactions cessent. Et la population musulmane recommence à croître à la fin du XIX° siècle, sous la domination française. Si c'est un génocide, il est raté...

 

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Chronologie de la conquête du (futur) territoire algérien par la France (source: Wikipédia)

 

Deuxième point sur lequel je constate un semblant de consensus, et qui me paraît pourtant éminemment contestable, c'est le fait d'affirmer que le niveau de violence et de brutalité qu'on observe lors de la conquête de l'Algérie serait d'une certaine manière spécifique à la colonisation européenne. Je réfute cette idée. Et pour le prouver, inutile de remonter à la chute de Carthage en 146 avant notre ère. Juste avant le début de la conquête de l'Algérie, il s'est déroulé, dans les années 1820, un conflit important en Méditerranée orientale: la Guerre d'Indépendance grecque. Il s'agit d'une guerre de libération nationale qui oppose la nation grecque, alors en pleine renaissance, à l'Empire ottoman qui, comme on l'a dit en introduction, a conquis et occupé tous les territoires anciennement byzantins entre le XI° et le XV° siècle. Ce conflit est sanglant. Des populations qui ne sont pas impliquées sont victimes de massacres, comme les Grecs de Constantinople en 1821, mais aussi ceux d'Andrinople, de Smyrne, de Chypre qui pour la plupart ne sont peut-être même pas informés de ce qui se passe en Grèce propre. Mais le plus spectaculaire de ces massacres est sans conteste celui de Chios en 1822, qui scandalisa l'Europe et inspira à Eugène Delacroix son célèbre tableau. On ne parle pas là de quelques dizaines ou centaines de morts, mais de 20 à 25 000 morts et 40 à 45 000 Grecs vendus comme esclaves. Aucun, je dis bien aucun massacre commis par les soldats français en Algérie n'atteint une telle ampleur. Et il faut souligner que ce massacre est antérieur aux campagnes françaises d'Afrique du nord, puisque c'est en 1830 que débute la première offensive. On ne peut quand même pas affirmer que les Ottomans se sont "inspirés" des Français! Par ailleurs, sauf erreur de ma part, les Ottomans sont originaires d'Asie centrale, de confession musulmane, parlent une langue turcique, et l'on peut donc admettre qu'ils ne sont pas des Occidentaux. Rappelons également que les massacres d'Arméniens antérieurs au génocide de 1915, comme les massacres dits "hamidiens" de 1894-1897, auraient fait entre 80 000 et 300 000 morts, dont 25 000 rien que dans la ville de Diyarbakir. Faut-il incriminer le "colonialisme occidental"? [1]

 

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Scènes des massacres de Scio (ancienne orthographe de Chios), huile sur toile d'Eugène Delacroix, 1824 (conservée au Musée du Louvre)

 

Qu'on me comprenne bien: je ne suis pas en train d'excuser les massacres commis par l'armée française en Algérie. Il ne s'agit pas d'une compétition, mon but n'est pas de décerner le prix du "plus grand massacreur du XIX° siècle". Mon point est de montrer que l'argument d'une violence paroxystique "typiquement coloniale" ne tient pas. Prenons un autre exemple: en juillet 1860, au Mont Liban et à Damas, les Druzes massacrent les chrétiens. Les historiens estiment le nombre de tués entre 10 000 et 22 000. A Damas, 4 à 6 000 chrétiens sont massacrés, et beaucoup d'autres doivent la vie à l'émir Abd el-Kader, réfugié en Syrie après sa libération par Napoléon III. Faut-il croire que les Druzes ont cherché à imiter les méthodes utilisées par les Français en Afrique du nord? Mais quittons un instant le Bassin méditerranéen qui nous est familier. Parlons de la révolte des Taiping qui touche le sud-est de la Chine entre 1851 et 1864: les historiens estiment que les combats - y compris entre chefs de la révolte - et la répression ont fait entre 20 et 30 millions de morts. Les massacres sont monnaie courante. Si l'on peut accuser les Occidentaux d'avoir accentuer le déclin de la dynastie Qing d'origine mandchoue (avec les fameuses "Guerres de l'opium"), le fait est que l'Empire chinois voyait poindre la crise dès la fin du XVIII° siècle; et les Européens n'ont joué qu'un rôle marginal dans la répression des Taiping. La révolte des Panthay (Chinois musulmans) dans le Yunnan, à la frontière de la Birmanie, aurait fait entre 1 et 2 millions de morts, de 1856 à 1873. Les Occidentaux n'y jouent aucun rôle particulier (la Birmanie voisine n'a pas encore intégré l'Empire britannique). Par conséquent, les Occidentaux n'ont pas et n'ont jamais eu le monopole de la violence, de la cruauté, du recours aux massacres de populations désarmées. Il faut en finir avec cette légende tenace: non, la colonisation n'a pas engendré une "violence spécifique" qui serait inconnue des non-Occidentaux. La virulence du discours anticolonial engendre une vision irénique des sociétés non-occidentales, une réactualisation du mythe du "bon sauvage" cher à Rousseau. Mais l'histoire de l'Afrique et de l'Asie était parsemée de massacres et d'atrocités bien avant l'arrivée des Européens.

 

Passons à la question du lien entre nazisme et colonialisme. Bugeaud, Lamoricière et Saint-Arnaud seraient-ils donc les inspirateurs, les précurseurs de la Waffen SS et des Einsatzgruppen [2]? Je crois pour ma part que c'est leur faire trop d'honneur. En réalité, le nazisme a pu puiser à bien d'autres sources. Pour les camps de concentration, rappelons le précédent britannique, lors de la Guerre des Boers en Afrique du Sud (1899-1902): une partie de la population civile boer (des colons d'origine néerlandaise ayant précédé les Britanniques dans la région), principalement des femmes et des enfants, est internée par les autorités britanniques. Sur 145 000 internés, environ 28 000 périrent (soit environ 20 %). Je n'ai pas connaissance de telles méthodes lors des conquêtes coloniales françaises, mais je ne veux pas m'avancer, n'étant pas un spécialiste de la question. Peut-être M. Aphatie pourra-t-il enquêter puisqu'apparemment exhumer les crimes français du passé est chez lui une vocation? Pour ce qui est du génocide, les Allemands eux-mêmes se sont dotés d'une expertise en la matière, si j'ose dire: en 1904-1908, dans le Sud-Ouest africain (future Namibie) alors colonie allemande, l'armée impériale extermine une bonne partie des Héréros et des Namas, deux ethnies autochtones qui rejetaient la domination allemande. 80 % de la population ciblée est anéantie. C'est pour ainsi dire une répétition de la Shoah: les indigènes sont répartis dans six camps de concentration et soumis aux travaux forcés. Un médecin allemand, Eugen Fischer, pratique des expérimentations médicales sur les détenus. Il sera d'ailleurs le professeur du fameux Joseph Mengele, de sinistre mémoire. L'Empire colonial français, encore une fois, est lui aussi le théâtre d'exactions diverses et sordides, et le travail forcé n'y est pas inconnu. Mais on n'a pas atteint, me semble-t-il, ce dégré de violence. On pourrait également évoquer l'exploitation particulièrement brutale et inhumaine des populations du Congo lorsque ce dernier était propriété personnelle du roi des Belges Léopold II. Là encore, je ne suis pas sûr qu'on trouve l'équivalent dans les colonies françaises. On peut considérer en effet que les nazis se sont inspirés de méthodes utilisées dans le cadre de la colonisation, mais on remarquera que lesdites méthodes n'ont rien de spécifiquement françaises. Encore une fois, il ne s'agit pas d'un concours, mais il ne semble pas que les armées française se soient signalées par une plus grande cruauté que les autres.          

 

L'objectif de M. Aphatie: une "leçon d'histoire" non dénuée d'arrière-pensée  

Violente, cruelle et sanglante la conquête de l'Algérie? Indéniablement. Mais ni plus ni moins que d'autres opérations de conquête ou de répression menées à la même époque et, j'insiste, pas seulement par les Occidentaux. Alors pourquoi se focaliser sur cette question? Et pourquoi maintenant? Il faut d'abord me semble-t-il dire un mot de l'auteur des propos polémiques. Qui est Jean-Michel Aphatie? Il n'est pas un historien: je rappelle que le même Aphatie affirmait avec quelque présomption que Louis XIV n'était pas le fils de Louis XIII. Même s'il est difficile d'avoir des certitudes dans ce domaine, un faisceau d'indices donne quand même de bonnes chances à Louis XIII le Juste d'endosser la paternité de Louis XIV le Grand. Mais M. Aphatie se fiche éperdument de la vérité historique. Il a même cessé d'être un journaliste. Jean-Michel Aphatie est un "Père-la-morale", et c'est lui-même qui le dit! M. Aphatie estime avoir été investi d'une mission, il mène une Croisade, et cette Croisade est dirigée contre la grandeur et le passé de la France. Encore une fois, c'est lui-même qui le dit, lors d'une interview: "si j'étais président, je raserai le château de Versailles, pour que nous n'allions pas là-bas en pèlerinage cultiver la grandeur de la France. Devenons réalistes". Il faut reconnaître une qualité à Jean-Michel Aphatie: la franchise. Il hait la France, et il l'assume, d'où cette obsession à "nazifier" notre histoire. Ce que M. Aphatie ne supporte pas - et il n'est pas le seul - c'est précisément qu'il existe une spécificité française. Ah! Si seulement la France pouvait être un pays "normal", un pays soumis au modèle anglo-saxon. Si seulement la France pouvait se résigner à être comme la Suisse ou l'Autriche. M. Aphatie passe son temps à faire des parallèles entre militaires français et SS allemands. Mais lui-même, est-il si différent de ces journalistes qui, sous l'Occupation, expliquaient que la France devait accepter son rôle subordonné au sein du "Nouvel Ordre Européen"? Après tout, ces gens-là aussi à leur manière scandaient "Devenons réalistes"...

 

Maintenant, il faut se demander pourquoi Edwy Plenel, Mediapart et l'extrême gauche en général sont venus reprendre le dossier des exactions françaises durant la conquête de l'Algérie. J'y vois pour ma part deux raisons, une structurelle, une autre conjoncturelle. La première est intimement liée à la conception de l'histoire nationale qui a cours chez les gauchistes, une conception héritée du déconstructivisme à la Suzanne Citron, une conception qui infuse jusque chez certains enseignants: la France a énoncé les grands principes humanistes dès le 26 août 1789 avec la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, et depuis lors la France viole, de manière permanente et systématique, ces grands principes. On se demande même si elle ne les aurait pas proclamés pour le simple plaisir de ne pas les respecter. Le rétablissement de l'esclavage en 1802, la conquête de l'Algérie à partir de 1830, l'affaire Dreyfus, la Collaboration, la Rafle du Vél d'hiv, la torture pendant la Guerre d'Algérie, les discriminations subies par les Maghrébins, les caricatures du Prophète, tout cela forme un continuum de crimes, de reniements, d'actes racistes. Cette vision ne se contente pas de contester le "roman national", elle fabrique en fait un "roman anti-national" (sans jamais s'interroger, au passage, sur les dégâts que cela peut provoquer). La France est une pécheresse, et la pire des pécheresses, puisqu'elle a rédigé l'Evangile mais refuse obstinément de suivre ses préceptes. Il faut qu'elle paie ses crimes. Comment? En s'abandonnant toute entière à l'immigration salvatrice, en se laissant pénétrer par la pure et vertueuse culture arabo-musulmane qu'elle a jadis opprimée. C'est le discours de Jean-Luc Mélenchon sur la créolisation, la France qui doit tout ou presque à l'autre rive de la Méditerranée [3]. Le hijab, le ramadan et le hallal sont là pour notre rédemption, ils vont nous purger de notre histoire impure. Cette vision théologique de l'histoire nationale ne supporte aucune contradiction. La France n'est jamais grande ni glorieuse, mais partout et toujours vile et inique, ses actions sont entachées de crimes, de racisme, de mensonges. La complexité du passé n'existe pas. Il y a les opprimés, les victimes, et il y a les bourreaux (les blancs, l'Etat, l'armée, la police, etc...).

 

Et puis il y a une raison conjoncturelle: les relations entre la France et l'Algérie ne sont pas au beau fixe ces temps-ci. Bruno Retailleau, ministre de l'Intérieur, voudrait instaurer un rapport de force pour régler les questions migratoires, notamment la problématique des OQTF que l'Algérie refuse de reprendre. Je ne sais pas si c'est la bonne méthode, mais il y a un point qui me paraît difficilement contestable: le gouvernement algérien use et abuse de la rente mémorielle coloniale depuis de longues années, en partie pour masquer sa corruption et son incurie. Seulement voilà: des millions de "Français" d'origine algérienne et de binationaux constituent aujourd'hui un "réservoir électoral" dans lequel La France Insoumise (LFI) entend bien puiser. Pour Mélenchon, Guiraud, Léaument, Boyard et consorts, Paris vaut bien une chahada. D'Edwy Plenel à Manuel Bompard, ce n'est qu'un cri: pas touche à l'Algérie! On a vu la moustache de Plenel frémir de bonheur lorsqu'il a fait dire à Dominique de Villepin que la France et l'Algérie sont indissolublement liées "par leurs peuples", une manière élégante de dire que désormais, c'est la France qui est devenue une colonie de peuplement de l'Algérie [4]. Eh bien désolé, mais c'est faux. Je suis né vingt ans après la fin de la Guerre d'Algérie. Je ne me sens aucun lien avec ce pays, ni avec aucun état du Maghreb d'ailleurs. L'Algérie est à mes yeux un pays inintéressant dont le sort m'indiffère totalement. Et je suis loin d'être le seul. Personnellement, je ne souhaite pas spécialement que la France entretienne de mauvaises relations avec l'Algérie, mais je refuse que cette relation soit dictée par la mauvaise conscience coloniale, autrement dit la repentance. Parce qu'il ne faut pas se voiler la face: ce que proposent Apathie, Plenel, Mélenchon et alii, c'est précisément que la politique étrangère de la France soit dictée par ce poison de la repentance, par la volonté de ménager les minorités ethniques, ces racisés si chers aux "progressistes". Cela ne peut qu'aboutir à une paralysie de notre diplomatie, sous prétexte de ne vexer personne, de ne pas rouvrir les plaies du passé. Si notre intérêt exige que nous rompions avec l'Algérie, faisons-le, sans remord ni scrupule. 

 

Conclusion

Revenons pour finir à Byzance. Nous sommes en janvier 532 à Constantinople. L'empereur Justinien, qui règne depuis environ cinq ans, se rend à l'hippodrome. Les courses de chars sont très populaires dans la capitale. Mais la compétition tourne mal: l'empereur est pris à partie, hué, invectivé. L'émeute se répand, la révolte embrase la ville. Justinien, découragé, songe à s'enfuir. Son épouse, Théodora, l'en dissuade. "La pourpre est un beau linceul" dit-elle, la pourpre étant la couleur impériale par excellence. Justinien se ressaisit. Il convoque ses généraux et convainc les émeutiers de se réunir dans l'hippodrome. Puis l'empereur lâche la soldatesque. C'est un massacre, on compte peut-être 30 000 morts. Mais Justinien pourra régner encore plus de trente ans, jusqu'à sa mort en 565. Il pourra inaugurer Sainte-Sophie en 537. Il pourra reconquérir une bonne partie de la Méditerranée occidentale (Afrique du nord, Italie, sud de l'Espagne) faisant pour la dernière fois de la Méditerranée un lac romain, une Mare nostrum. Il pourra présider à l'élaboration du Code Justinien et du Digeste, qui eurent une influence importante sur la législation de l'Empire byzantin et au-delà. Pourquoi cette anecdote? Pour montrer que, dans l'histoire, de grands crimes sont parfois nécessaires pour réaliser de grandes choses, pour bâtir des choses durables. Ceux qui sont prêts à commettre ces crimes font l'Histoire, et peu importe qu'on déboulonne leurs statues; les autres, les donneurs de leçon, finissent dans ses poubelles.        

 

[1] Pour les massacres de Chios, si on voulait ergoter, on pourrait s'interroger sur la nature génocidaire de la tuerie. Il est vrai cependant que l'événement prend place dans une période de conflit, comme les exactions françaises en Algérie. Mais les massacres hamidiens, eux, se déroulent en période de paix relative...

 

[2] Rappelons que les Einsatzgruppen sont des commandos constitués par le pouvoir nazi, et chargés de massacrer les juifs (et autres indésirables aux yeux du III° Reich) dans les territoires occupés à l'est de l'Europe par l'armée allemande. Ils sont un des acteurs principaux de la "Shoah par balles". Ils furent parfois aidés par des supplétifs recrutés parmi les Lituaniens, les Lettons, les Ukrainiens... Mais chut! Il ne faut pas le dire trop fort. 

 

[3] Cela conduit parfois à un révisionnisme historique pur et simple: ainsi Henri Ruscio en vient à affirmer que la victoire de Charles Martel à Poitiers en 732, loin d'être "une victoire de la civilisation sur la barbarie" serait en fait "une défaite de la civilisation face à la barbarie". C'est ridicule: les historiens ont montré depuis un certain temps déjà que la civilisation franque méritait un peu mieux que les préjugés négatifs qui collent à sa réputation. Quant au monde musulman... Si son avancée technique, scientifique et intellectuelle au VIII° siècle est indéniable, les sanglantes querelles de succession des califes omeyyades puis abbassides n'ont pas grand chose à envier à celles des descendants de Clovis. Mais il est de bon ton aujourd'hui chez les "progressistes" de "regretter" que Charles Martel n'ait pas été vaincu à Poitiers. Ah, si seulement la France était devenue musulmane et métissée dès le VIII° siècle... Que de temps gagné.  

 

[4] Si le chiffre de "5 à 6 millions d'Algériens et/ou de Franco-algériens" est exact, alors il y a à ce jour en France plus d'Algériens qu'il n'y eut jamais de colons européens en Algérie...  



22/03/2025
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