Nationaliste Social et Ethniciste

Nationaliste Social et Ethniciste

1915-1923: Naissance de la nation turque

Le 24 avril 2021, le président des Etats-Unis d'Amérique a officiellement reconnu le génocide arménien de 1915, ce que la France avait fait il y a vingt ans. L'objectif de cet article est de reprendre le dossier arménien et son contexte, de questionner l'emploi du terme "génocide", mais aussi de replacer le sort des Arméniens dans une perspective plus large, celle de la naissance de la Turquie moderne et de la nation turque à proprement parler, laquelle s'est construite sur des opérations d'épuration ethnico-religieuse qui n'ont pas affecté que les Arméniens, mais aussi les Grecs du Pont et d'Ionie, les chrétiens assyriens et cappadociens. Le résultat de cette politique a permis d'effacer en quelques années la diversité linguistique, religieuse, culturelle de l'Anatolie, une diversité plurimillénaire à laquelle a mis fin, il faut le souligner, la dernière ethnie arrivée. De cette diversité, les Kurdes et les Lazes constituent l'ultime reliquat, un privilège qu'ils doivent au fait d'être de confession musulmane, et les premiers, en conflit ouvert avec l'Etat turc, payent en quelque sorte le rôle de supplétifs qu'ils ont joué dans les exactions commises sur les populations chrétiennes d'Anatolie orientale. La tragédie arménienne tend à occulter le sort d'autres populations qui ne bénéficient pas d'une diaspora nombreuse et dynamique, comme on le verra. Cela étant dit, toutes les nations naissent dans la douleur et dans la guerre, ne soyons pas naïfs, et ce qui est vrai pour la Turquie est aussi vrai pour la France. Tout un courant idéologique défend l'existence d'un "génocide vendéen" en France durant la Révolution, c'est-à-dire au moment où la nation accède à la souveraineté. Il me paraît donc intéressant de comparer les processus de construction nationale en France et en Turquie.

 

La question du génocide arménien

Je dois avouer pour commencer que, de manière générale, je me méfie du mot "génocide" qui de nos jours est utilisé à tort et à travers. L'époque étant à la victimisation et à la diabolisation obsessionnelle du passé, chacun réclame à cors et à cris "son" génocide qui donne lieu à des commémorations, des processions, des séances de flagellation et, plus prosaïquement, car les larmes n'excluent pas les questions pécuniaires, des demandes de réparations en bonne et due forme. Ainsi, les Amérindiens auraient subi un génocide, alors que la situation est variable selon les régions et, qu'à côté des massacres, bien réels, commis par les Européens, conquistadores espagnols en tête, le "choc bactériologique" provoqué par les maladies venues du Vieux Monde, accentué par le développement de l'élevage (peu pratiqué dans l'Amérique précolombienne) reste le principal coupable des coupes sombres subies par les populations autochtones du Nouveau Monde. Certains, qui ne sont pas à un paradoxe près, parlent aussi de génocide pour la traite et l'esclavage des Africains. Il ne s'agit évidemment pas de nier que ces phénomènes ont entraîné des pertes humaines conséquentes, mais enfin il suffit d'aller faire un tour en Alabama, à Haïti, à Fort-de-France ou à Salvador de Bahia pour s'apercevoir que, si volonté génocidaire il y eut, le résultat témoigne d'une grande faiblesse dans l'exécution... Plus proche de nous dans le temps et dans l'espace, les Ukrainiens revendiquent leur génocide dans les années 30, l'Holodomor (1). En Bosnie, le massacre de Srebrenica est également qualifié de génocide. Un génocide bien étrange, où les femmes et les enfants sont évacués dans des cars (2). Mais ne croyons pas que le phénomène épargne la France avec les débats que j'ai signalés autour du "génocide vendéen", qui dispose, au Puy du Fou, de son mémorial officieux. Un peuple ou une communauté qui n'aurait pas subi "son" génocide aurait en quelque sorte raté son histoire.

 

Cela étant dit, les génocides, les vrais, existent bel et bien. Mais, fort heureusement, ils demeurent assez rares. Par ailleurs, le terme "génocide" ne recouvre pas, loin s'en faut, la totalité des crimes, abominations et atrocités commises par des hommes à l'encontre d'autres hommes. Personnellement, comme pour d'autres mots qui, à force d'être trop facilement dégainés, voient leur sens se galvauder (je pense à "racisme" par exemple), je suis partisan d'une définition restrictive du terme "génocide". De mon point de vue, on peut parler de génocide si, et seulement si, il y a la volonté clairement exprimée par une autorité politique d'exterminer la totalité d'une population définie selon des critères ethniques et/ou religieux, volonté suivie d'un effort d'organisation et de planification dans l'exécution. Et je précise que, de nos jours, le terme "génocide" sert de plus en plus à qualifier ce qui relève en réalité du "nettoyage ethnique", c'est-à-dire la volonté de chasser un groupe ethnique ou religieux d'un territoire donné, opération qui s'accompagne effectivement de massacres et d'exactions diverses. Je ne suis pas en train de défendre le nettoyage ethnique, mais je dis qu'il y a une différence importante avec un génocide. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, les autorités allemandes ne se sont pas contentées de chasser les juifs des territoires qu'elles contrôlaient, elles ont décidé, planifié, organisé méthodiquement l'extermination des populations juives. Il y a des documents qui attestent de la volonté exterminatrice, il y a des instructions données à la chaîne administrative, il y a l'organisation des massacres et des déportations. La Shoah n'est pas un mythe, n'en déplaise à certains. En revanche, l'utilisation du souvenir de la Shoah par certaines associations juives et par les autorités israéliennes est parfois franchement indigne, et je pèse mes mots. A-t-on la trace d'une volonté explicite d'exterminer la totalité de la population ukrainienne sous Staline? J'en doute. En Bosnie et au Kosovo dans les années 90, nous sommes davantage face à du nettoyage ethnique, phénomène qui, soit dit en passant, a également touché les Serbes, en Croatie, dans certains secteurs de Bosnie... Et au Kosovo après le triomphe de l'UCK! Mais le nettoyage ethnique, quand il concerne les "méchants", n'est pas un crime.

 

Alors, le terme "génocide" est-il adéquat pour qualifier la tragédie qui a frappé les populations arméniennes de l'Empire ottoman durant la Grande Guerre? Mon propos n'est pas de décrire dans le menu ce qui s'est passé en 1915 ni de lancer une bataille de chiffres sur le nombre de victimes, les faits précis peuvent être examinés dans des livres pour ceux qui ont le temps et dans un article Wikipédia assez conséquent pour les autres. Disons d'abord un mot de la situation des Arméniens dans l'Empire ottoman. C'est au XV° et surtout au XVI° siècle que les régions peuplées d'Arméniens passent sous la domination ottomane. Tant que l'Empire ottoman est une puissance dynamique, le sort des minorités chrétiennes n'est pas insupportable. L'Empire ottoman n'en est pas pour autant "multiculturel" car il n'y a pas d'égalité entre les cultures: la religion d'Etat est l'islam (le sultan a relevé le titre de calife pour l'obédience sunnite), les chrétiens sont soumis à un certain nombre de vexations (impôt supplémentaire, enlèvement des enfants pour le corps des janissaires) et la conversion à l'islam est une obligation pour espérer faire carrière dans l'Etat ottoman. Il n'est pas non plus inutile de rappeler que, dans un certain nombre de régions, les Ottomans pratiquent une authentique colonisation: en Grèce par exemple, nombre de terres sont confisquées et attribuées à des Turcs. Cela étant dit, le sultan assure généralement la protection des chrétiens et des juifs, et les activités commerciales permettent à nombre de chrétiens, notamment arméniens, de prospérer. Tout change au XIX° siècle, lorsque l'Empire ottoman entre en crise et devient "l'homme malade de l'Europe". Les nations chrétiennes des Balkans s'émancipent les unes après les autres: Grèce, Serbie, Roumanie, Bulgarie. Le pouvoir ottoman commence à regarder avec méfiance et inquiétude ses sujets chrétiens. Les Arméniens en font aussi les frais, bien que le courant nationaliste soit moins fort chez eux que chez les chrétiens des Balkans. L'Etat ottoman a toujours fait preuve d'une grande brutalité, et la violence ira croissante au fur et à mesure que l'Empire se délite. Quelques massacres d'Arméniens se produisent à la fin du XIX° et au début du XX° siècle, comme en Cilicie en 1909. Les Arméniens sont de plus en plus perçus comme indésirables.

 

La Première Guerre Mondiale exacerbe les tensions. Les Ottomans sont du côté des empires centraux (Allemagne, Autriche-Hongrie). Néanmoins la situation militaire est difficile: les Russes se font menaçants du côté du Caucase et de l'Anatolie orientale, c'est-à-dire les régions où les Arméniens sont très nombreux. Au début de l'année 1915, les Turcs subissent une lourde défaite face aux Russes. Le pouvoir ottoman accuse alors les Arméniens de pactiser avec l'ennemi russe. Il est vrai que quelques Arméniens combattent du côté russe, mais c'est une minorité, beaucoup d'Arméniens ayant bien conscience d'être pris en étau entre les empires ottoman et russe. Aujourd'hui encore, la position officielle de la Turquie est de dire que la répression est liée à une forme de rébellion des Arméniens qui mettait en danger l'intégrité de l'Empire ottoman, justifiant les massacres. J'avoue avoir adhéré un certain temps à cette vision des choses, en pensant que la situation militaire, la confusion régnant en Anatolie orientale, la menace russe, tout cela pouvait expliquer (et non justifier) les massacres commis dans un contexte particulier. Je croyais y voir l'acte désespéré d'un Empire aux abois, tentant d'éviter son effondrement par des mesures radicales. Après tout, la France révolutionnaire n'a-t-elle pas massacré Chouans, Vendéens et Lyonnais royalistes pour maintenir l'intégrité du pays? En fait, les deux situations sont très différentes: les massacres commis par les révolutionnaires français font suite à de véritables révoltes, massives, dangereuses, alors que les massacres d'Arméniens semblent bien avoir été perpétrés pour prévenir une éventuelle insurrection plus que pour mater une révolte en cours. Ensuite, la violence du gouvernement révolutionnaire s'exerce en réaction à une offensive vendéenne dirigée contre Paris (3). Les Vendéens ne sont pas massacrés pour ce qu'ils sont mais pour ce qu'ils font. A ma connaissance, les Français d'origine vendéenne installés dans d'autres régions n'ont pas été arrêtés et exécutés du fait de leurs origines. Ajoutons que les populations fuyant les affrontements - parce que tous les habitants de Vendée ne se sont pas levés comme un seul homme contre la Révolution - ont été accueillies dans les départements voisins et ont reçu du secours.

 

Bien qu'une forme de confusion existe, le terme "Vendéen" utilisé par les révolutionnaires désigne avant tout une faction politique, bien plus qu'une communauté ethnico-religieuse clairement définie. Historiquement, la Vendée correspond au Bas-Poitou, et on voit mal ce qui distingue au plan culturel, linguistique et religieux les Vendéens des autres Poitevins. Le terme "génocide" n'a donc pas de sens, puisqu'il n'y a pas de "peuple" vendéen en 1793. Encore une fois, il ne s'agit pas de nier l'ampleur des massacres, mais tout massacre n'est pas un génocide. Pour les Arméniens, la situation est différente: ils ont été massacrés, non pour ce qu'ils avaient fait, puisqu'aucune révolte d'ampleur n'était survenue, mais simplement pour ce qu'ils étaient, des Arméniens chrétiens. Et, contrairement aux Vendéens, tous les habitants d'origine arménienne, même ceux vivant loin de la ligne de front, ont été concernés par la déportation et les massacres. Les Arméniens qui ont été sauvés ou cachés l'ont été malgré les autorités ottomanes, et la conversion à l'islam ainsi que l'adoption d'un nom turc et de la langue turque ont été nécessaires pour échapper à la mort. C'est une forme d'assimilation, certes, mais qui n'a concerné qu'une petite minorité, la majorité étant envoyée à la mort. Par conséquent, les massacres de 1915 ont bien touché une communauté ethnique et religieuse clairement identifiée, et la totalité de cette population vivant dans l'Empire ottoman a été visée. Qu'en est-il maintenant de la volonté politique? Les autorités ottomanes auraient-elles été dépassées par la situation, la haine des populations ou le fanatisme des chefs locaux?

 

Citons un télégramme de Talaat Pacha, ministre de l'intérieur ottoman, envoyé au gouverneur de la province d'Alep le 15 septembre 1915:

"Il a été précédemment communiqué que le gouvernement a décidé d'exterminer tous les Arméniens vivant en Turquie. Ceux qui s'opposeront à cet ordre ne pourront plus faire partie de l'administration. Sans égard pour les femmes, les enfants, les infirmes, quelque tragiques que puissent être les moyens de l'extermination, sans écouter les sentiments de la conscience, il faut mettre fin à leur existence."

 

Evidemment, il s'agit d'une traduction, et j'ignore si le mot original qui est traduit par "exterminer" a un sens plus ambigu en turc. Il n'en demeure pas moins que la tonalité générale du texte me paraît assez claire, la volonté du gouvernement ottoman d'éliminer physiquement les Arméniens est exprimée sans ambage ("sans égard pour les femmes, les enfants, les infirmes"). Ajoutons que Talaat Pacha a bien conscience de l'horreur du processus qu'il enclenche, au point de craindre que certains membres de l'administration aient des scrupules à y participer ("Ceux qui s'opposeront à cet ordre ne pourront plus faire partie de l'administration"). Bref, après la lecture de ce texte, il me paraît très difficile de contester la volonté politique d'exterminer. Enfin, dans l'exécution de la décision, on observe que les autorités ottomanes ont bel et bien mis en place l'organisation nécessaire: les Arméniens ont été arrêtés, regroupés, tués sur place pour une partie, déportés pour les autres dans des camps situés dans le désert syrien entre Alep et Deir-ez-Zor, la Syrie faisant alors partie de l'Empire ottoman. Compte tenu de l'ampleur des massacres, de leur planification et de leur organisation par les autorités ottomanes, le terme de "génocide" semble adéquat pour qualifier la tragédie arménienne. Ajoutons enfin qu'en 1915, l'Empire ottoman n'est pas dans la situation de la République française combattant les Vendéens en 1793: le pays n'est pas encore vaincu et menacé de démembrement. Ce sera le cas après 1918, lorsque Mustapha Kemal mènera la guerre d'indépendance pour créer une République de Turquie, mais à ce moment là, il ne reste déjà pratiquement plus d'Arméniens en Anatolie...

 

Grecs micrasiates et Assyriens

La violence ottomane s'est aussi exercée, de manière moins systématique cependant, sur les Grecs d'Asie Mineure, et tout particulièrement les Grecs pontiques. Ces derniers habitaient dans la région de Trébizonde, au nord-est de l'Anatolie, sur les côtes de la Mer Noire (appelée Pont-Euxin dans l'Antiquité grecque). Ils descendaient des populations vivant dans l'Empire de Trébizonde (1204-1461), un état grec orthodoxe issu du démembrement de l'Empire byzantin au lendemain de la IV° Croisade. Déportations, marches jusqu'à l'épuisement, massacres, travail forcé, les Grecs micrasiates ont clairement subi des exactions pendant la Grande Guerre. Cela étant, on ne trouve pas en ce qui les concerne une volonté d'extermination exprimée par les autorités ottomanes. La présence d'une importante minorité turque dans le nord de la Grèce n'est peut-être pas étrangère à ce traitement moins radical. En fait, la majorité des Grecs d'Anatolie, on va le voir, sont chassés au moment de l'échange de population prévu par le traité mettant fin à la guerre gréco-turque (1919-1922). La Grèce et Chypre reconnaissent officiellement un "génocide grec pontique". Personnellement, je pense que le terme est ici abusif. Il y a eu des massacres importants, et au final un nettoyage ethnique en règle. Mais je crains que les Grecs ne cèdent à la mode que je dénonçais ci-dessus qui consiste pour tout peuple à se chercher "son" génocide.  

 

Le traité de Sèvres (1920) accorde de larges territoires à la Grèce (source: Wikipédia): 

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La Grèce se voit donc attribuer l'essentiel de la Thrace orientale avec Andrinople (Edirne en turc), ainsi qu'une petite partie de l'Anatolie occidentale, la région de Smyrne (Izmir en turc), correspondant à une partie de l'Ionie et de l'Eolide antiques. Certains historiens contestent d'ailleurs que les Grecs aient été encore majoritaires dans ces zones, le phénomène de "Grand Remplacement" étant déjà bien avancé en Anatolie après plusieurs siècles de domination turque (4), et il est en effet possible que les Grecs, dans la région de Smyrne, ne soient plus qu'une "grosse minorité" en 1920. Pour la Thrace orientale, je n'ai pas trouvé de chiffres, mais, outre les Turcs, la région abritait également une importante population bulgare (que le ralliement de la Bulgarie aux empires centraux empêchait d'espérer un rattachement à celle-ci), et il n'est pas certain que les Grecs y fussent majoritaires. Mais un vent d'enthousiasme nationaliste souffle en Grèce, qui mobilise ses hommes et ses ressources afin de se lancer à l'assaut de l'Anatolie, espérant recréer un petit empire byzantin sur les deux rives de la Mer Egée. Le traité prévoit une Arménie indépendante mais les régions concernées ont déjà été vidées de leur population arménienne en 1915... Les Turcs n'auraient conservé que Constantinople-Istanbul en Europe et le plateau central anatolien en Asie, et encore, le sud du pays se voyant divisé en "zones d'influence" française et italienne selon la méthode colonialiste. Je n'entre pas dans les détails de la guerre gréco-turque. Les Grecs mènent une offensive courageuse qui les conduit jusque dans les environs d'Ankara où ils sont vaincus à la bataille de la Sakarya d'août à septembre 1921 par les troupes turques de Mustapha Kemal. Mustapha Kemal, aussi connu sous le nom d'Atatürk, fait partie de ces hommes exceptionnels que produisent les temps troublés. Militaire de carrière, héros de la bataille des Dardanelles en 1915-1916, Kemal a vu l'Empire ottoman s'effondrer, vaincu, humilié, puis dépecé et vassalisé par le traité de Sèvres. Il a rejeté ce dernier et appelé le peuple turc aux armes pour défendre son indépendance. Son combat obstiné et son dévouement absolu à la cause nationale turque forcent le respect.

 

A la fin de l'année 1921, la Grèce est exsangue et se laisse gagner par l'instabilité politique. La France et l'Italie prennent le parti des Turcs, allant jusqu'à leur fournir des armes. La vieille Hellade ne manque pas de bravoure mais a présumé de ses forces. La contre-offensive kémaliste de 1922 balaie les troupes grecques et transforme la défaite en débâcle honteuse, effaçant presque l'héroïsme admirable des soldats hellènes pendant la première partie de la guerre. La retraite des troupes grecques s'accompagne de l'exode des populations chrétiennes et d'exactions nombreuses envers la population turque, peut-être en représailles des massacres durant la Grande Guerre, sûrement par frustration devant l'effondrement des visées expansionnistes grecques. Il faut dire cependant que les violences envers les Turcs avaient commencé dès l'arrivée des troupes grecques à Smyrne, prélude sans doute au nettoyage ethnique qui se serait opéré si la région était restée aux mains des Grecs. Mais ceux-ci ne conserveront pas même Smyrne, ville à forte présence hellénique, qui est le théâtre d'une tragédie: les réfugiés tentent désespérément de fuir la ville, mais les bateaux étrangers, par neutralité, refusent de les prendre à leur bord (5). L'armée turque entre dans Smyrne et massacre des Grecs (malgré les instructions de Kemal semble-t-il). Le désastre est total, il n'y a plus qu'à négocier. Le traité de Lausanne (1923) entérine le triomphe des kémalistes: il n'est plus question d'Arménie indépendante, et les Grecs renoncent à l'Ionie comme à la Thrace orientale. Tous les Grecs d'Asie Mineure doivent faire leurs bagages (à moins de se convertir à l'islam et d'adopter le turc), soit près de 1,5 million de personnes, tandis qu'environ 400 000 Turcs du nord de la Grèce (Macédoine, Epire) quittent leur région. Au demeurant, cet échange de population a déjà commencé sous l'effet des violences. Sont épargnés les communautés grecque d'Istanbul et turque de Thrace occidentale. Le seul critère "ethnique" retenu est celui de la religion: les orthodoxes turcophones d'Anatolie doivent partir, aussi bien que les musulmans hellénophones présents en Crète.  

 

Les chrétiens de Cappadoce sont en quelque sorte les victimes collatérales des événements que je viens de décrire. Ces orthodoxes étaient pour beaucoup turcophones et ceux qui parlaient grec usaient d'un dialecte largement influencé par le turc. Ces chrétiens n'avaient apparemment pas été inquiétés et vivaient en bons termes avec les musulmans. Mais les Turcs victorieux ne font pas dans la demi-mesure: l'Anatolie doit désormais être une terre turque, musulmane, et rien d'autre. Cette vaste péninsule, hellénisée et chritianisée depuis près de deux mille ans en certains endroits, perd en quelques mois tout un pan de son identité et de sa spécificité culturelle.

 

Les Assyriens sont quant à eux les grands oubliés de l'histoire. Il n'y a pas de pays ni de diaspora suffisante pour diffuser et entretenir la mémoire de leur tragédie. Ces chrétiens, relevant d'une Eglise nestorienne et parlant un dialecte araméen (la langue du Christ!), étaient nombreux au début du XX° siècle dans ce qui est le sud-est de l'actuelle Turquie, où ils voisinaient avec les Kurdes et les Arméniens. Ils possédaient d'ailleurs leur propre patriarcat installé à Qotchanès, un village aujourd'hui en ruines. Notons que le patriarcat était une dignité familiale puisque les patriarches se succédaient au sein de la même famille, du XVII° siècle jusqu'en 1915. Comme les Arméniens et les Grecs pontiques, les Assyriens sont victimes d'une campagne de massacres et de déportations. Les chiffres sont toujours à prendre avec des pincettes, d'autant que cette tragédie est encore peu étudiée, mais plus de la moitié, peut-être les trois quarts des Assyriens auraient été tués par les Ottomans. J'ignore s'ils ont été "amalgamés" aux Arméniens ou s'ils ont fait l'objet d'un traitement spécifique visant à leur extermination. Il faut signaler que les Assyriens, vivant pour beaucoup dans une structure tribale assez proche de celle des Arabes et des Kurdes, se sont montrés plus belliqueux semble-t-il que les Arméniens et les Grecs micrasiates, organisant des actes de résistance. Relevons également que les Kurdes ont participé aux tueries et que les Ottomans ont commis des massacres d'Assyriens jusque de l'autre côté de la frontière avec la Perse. Les Assyriens survivants se réfugient en Syrie et en Iraq où, un siècle plus tard, les fanatiques de l'Etat Islamique les massacreront à nouveau. L'histoire se répète... 

 

Une construction nationale par l'élimination systématique des minorités

En 1923, Mustapha Kemal put inaugurer un nouveau chapitre de la longue histoire anatolienne en proclamant la République de Turquie. Symboliquement, la capitale du nouvel état fut déplacée à Ankara, au coeur de ce plateau anatolien fortement turcisé depuis quelques siècles, délaissant Constantinople-Istanbul, trop européenne, trop chrétienne (le patriarcat de Constantinople y conservait son siège), trop cosmopolite (les Grecs y étaient encore nombreux). Ayant vaincu la Grèce et contraint les alliés à renoncer aux dispositions du traité de Sèvres, Mustapha Kemal offrait à la jeune Turquie un territoire immense, un bloc quadrangulaire, massif, allant de la Mer Egée au Caucase. Mais cette Anatolie turque (enfin, turco-kurde) est une Anatolie privée de sa diversité et de sa richesse culturelle. Une Anatolie ayant rompu avec sa filiation culturelle plurimillénaire. Recep Tayyip Erdogan a raison de célébrer la victoire des Turcs à Mantzikert en 1071: c'est le début de l'histoire de l'Anatolie moderne. Un voile d'oubli est tombé sur ce qu'il y avait avant.

 

Voici une carte des langues parlées en Anatolie en 1910 (source: Wikipédia):

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Cette carte est très imparfaite car elle ne rend pas bien compte de l'enchevêtrement des populations, surtout dans les villes, mais parfois aussi dans les campagnes. Les Assyriens de langue araméenne n'apparaissent pas. On peut constater qu'en effet la langue turque est dominante sur le plateau central anatolien, mais ce n'est pas forcément le cas sur les côtes et en Anatolie orientale. Toutes les opérations de nettoyage ethnique menées par les Ottomans puis par les kémalistes entre 1915 et 1923 ont en réalité permis à la Turquie moderne de s'approprier des territoires dont le caractère "turc" était pour le moins contestable. Même en laissant de côté les questions de terminologie, en comptant les morts et les déplacés, le résultat des bouleversements démographiques de cette période est impressionnant: l'Anatolie a été vidée d'environ 2 millions de Grecs, 1,5 million d'Arméniens, 1 million d'Assyriens, soit entre 4 et 5 millions de chrétiens (je n'ai pas trouvé de chiffres pour les Cappadociens). Ce n'est pas une bagatelle tout de même. Les Grecs étaient présents sur la côte égéenne depuis le XI° siècle avant Jésus-Christ, et Trébizonde avait été fondée par des colons grecs vers 700 av. J.-C. Les Arméniens s'étaient installés à l'est de l'Anatolie vers le VI° siècle av. J.-C. Les Assyriens, s'ils descendent des anciennes populations araméennes, ont vu leurs lointains ancêtres arriver à la fin du II° millénaire av. J.-C. dans la haute vallée du Tigre. Bien sûr, l'histoire de l'Anatolie avant l'arrivée des Turcs n'est pas un long fleuve tranquille. Il n'empêche que ces opérations de purification ethnique ont fait perdre à l'Anatolie et à ses habitants une forme de continuité avec un lointain passé. L'apport turc, au cours du dernier millénaire, n'est évidemment pas négligeable, mais ce n'est tout de même qu'un apport parmi d'autres, pas le plus ancien et pas forcément le plus prestigieux. Pour les Turcs d'aujourd'hui, les ruines de l'Antiquité grecque ou les monuments byzantins sont et seront toujours des vestiges d'une civilisation étrangère, malgré les efforts pour se les approprier, en transformant par exemple les églises en mosquées. Les Turcs ont tué l'âme de l'Anatolie.

 

Disons un mot de ceux qui, étant d'origine grecque ou arménienne, sont restés en Anatolie. Leur nombre est inconnu mais il n'est pas négligeable. Le prix à payer pour rester a été une amnésie forcée doublée d'une turcisation forcenée du nom, de la langue, sans oublier la conversion à l'islam. Cette minorité de survivants a été en quelque sorte assimilée. Les contempteurs de l'Etat jacobin me feront peut-être remarquer que la République de Turquie n'a rien fait de plus que la République française en éliminant les particularismes locaux. Ce n'est pas vrai. D'abord, la République française n'a expulsé ni exterminé aucune "communauté ethnique" de France. Les Vendéens, qui ont subi des massacres, ne formaient pas, on l'a dit, un groupe ethnico-religieux spécifique. Ensuite, l'assimilation à la française s'est faite à l'ombre de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, qui garantit par exemple la liberté religieuse. Rien de tel en Turquie, même au temps d'Atatürk. La France a certes imposé le français comme langue scolaire et administrative, mais, contrairement à ce qu'on entend parfois, elle n'a jamais interdit de parler occitan ou breton à la maison ou au bistrot, ni de produire des textes dans les langues régionales. Et personne n'a demandé aux Provençaux ou aux Alsaciens de renier leurs origines. Au milieu des années 1990, en Turquie, un historien, après enquête, a découvert que le dialecte grec pontique était encore parlé dans certains villages autour de Trébizonde. Il a été accusé de trahison et traîné devant les tribunaux, et c'était avant l'ère Erdogan... Imagine-t-on un historien, en France, envoyé devant les juges pour avoir étudié la survie de la langue corse dans la région de Corte? En France, l'assimilation s'est faite en intégrant les petites patries au sein de la grande, alors qu'en Turquie, les minorités "régionales" ont été purement et simplement éliminées. Cela a touché d'abord les chrétiens et plus tard les Kurdes. 

 

Conclusion

Le génocide arménien et les massacres de Grecs micrasiates et d'Assyriens sont parfois présentés comme les derniers soubresauts de l'Empire ottoman agonisant. Pour ma part, j'y verrais plutôt les premiers actes d'affirmation de la nation turque qui, telle Athéna surgissant toute armée du crâne de Zeus, est sortie en armes, la baïonnette dégoulinant de sang, de la tête d'un Empire ottoman mourant. Et cette sanglante gestation avait commencé dès la fin du XIX° siècle. Ceux qui me lisent savent que je n'ai aucune sympathie pour la Turquie. Le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan a fait de ce pays un ennemi de la France. La communauté turque vivant en France se rend odieuse autant par son communautarisme exacerbé pour ne pas dire sectaire, que par son nationalisme ethno-religieux qui, s'il peut encore se comprendre pour les Turcs de Turquie, devient franchement problématique pour les Turcs vivant en France, lesquels adoptent souvent une attitude très irrespectueuse vis-à-vis de la société d'accueil. Ajoutons que cette communauté n'hésite pas à recourir à l'intimidation ni à afficher bruyamment son soutien au président turc. Bref, on trouve chez les Turcs les mêmes travers (islam radical, mépris et rejet de la culture française, communautarisme, allégeance ostensible au pays d'origine) que chez les autres communautés immigrées issues de pays musulmans, mais en plus prononcés. La cohabitation avec ces gens est impossible.

 

Je me demande d'ailleurs si le nationalisme sourcilleux affiché par de nombreux Turcs n'est pas lié, justement, au fait que la légitimité de leur peuple à occuper certaines portions de l'Anatolie est en réalité bien fragile, et les Turcs s'en rendent compte. Ils savent bien que leur foyer d'origine se situe quelque part en Asie centrale, le berceau des populations turques. Ils savent sans oser se l'avouer qu'ils ont colonisé un territoire sur lequel d'autres populations ont des droits bien plus anciens. Ils savent également que beaucoup d'entre eux sont des descendants de chrétiens renégats, de gens qui ont apostasié la foi de leurs pères et renié leur culture ancestrale pour payer moins d'impôts. Alors pour oublier ces réalités désagréables, le peuple turc se force à afficher un nationalisme sans concession.

 

Et pourtant, au risque de surprendre mes lecteurs, je ne crois pas qu'il soit utile d'exiger des autorités turques qu'elles reconnaissent le génocide arménien ou qu'elles s'excusent pour les massacres de Grecs et d'Assyriens. En tant que nationaliste français, je ne peux pas reprocher aux Turcs d'être nationalistes. Je ne peux pas non plus en vouloir à Mustapha Kemal d'avoir refusé l'abaissement de son peuple et de s'être battu courageusement pour offrir une assise territoriale solide à la Turquie moderne. Je pense que beaucoup de Turcs se disent au fond que tout cela était nécessaire pour assurer l'indépendance et la puissance de la Turquie, et de leur point de vue, le raisonnement se défend. Ne soyons pas naïfs: après les massacres de la Grande Guerre et de la guerre gréco-turque, la cohabitation devenait impossible. Le maintien en Anatolie turque d'importantes minorités chrétiennes aurait été le ferment de conflits futurs. La nation turque s'est construit son espace territorial par un nettoyage ethnique impitoyable. C'est un crime sans doute. C'est une tragédie assurément. C'est aussi triste qu'injuste pour les Grecs, les Arméniens et les Assyriens qui vivaient là depuis deux ou trois millénaires. Mais cela nous rappelle qu'en dernier ressort, c'est la force brute qui décide du cours de l'histoire. Il paraît difficile de demander à la nation turque d'admettre qu'elle est née au milieu des charniers des chrétiens d'Anatolie, ce qui est la vérité.

 

En revanche, le gouvernement turc serait bien inspiré d'éviter de donner des leçons aux autres, et notamment à la France sur la colonisation: après tout, les Turcs sont dans la position qu'auraient eu les Français en Algérie s'ils avaient chassé et exterminé les indigènes arabes et berbères... Il faut dire à M. Erdogan que la Turquie s'étend sur des territoires qui n'auraient pas dû lui appartenir et que, par conséquent, tout empiètement sur l'espace maritime grec n'est pas acceptable. De même, les Turcs n'ont rien à faire à Chypre, ils ont pris suffisamment de terres aux Grecs, et ils devraient quitter l'île, d'autant que beaucoup d'entre eux sont des colons venus d'Anatolie dans la seconde moitié du XX° siècle. Avoir confisqué l'Anatolie est bien suffisant. 

 

(1) Je l'avais évoqué dans cet article consacré à l'Ukraine.

 

(2) J'avais consacré un article aux événements de Srebrenica, pour conclure qu'il s'agit à mes yeux d'un crime de guerre (assassinats d'hommes et d'adolescents désarmés) mais le terme "génocide" me semble abusif dans ce cas.

 

(3) Précisons d'ailleurs que ceux qui versent de chaudes larmes sur le "martyr des Vendéens" omettent à mon avis de se poser une question: que serait-il arrivé si "l'armée royale et catholique" avait gagné et pris Paris? La répression aurait-elle été plus tendre? En tout cas, les paysans de Sarthe (les Vendéens s'étant avancés jusqu'au Mans où ils furent battus) ne gardaient pas un bon souvenir du passage de "l'armée royale et catholique" et ils massacrèrent allègrement les fuyards. On peut supposer que les Vendéens victorieux auraient fait ce qu'aujourd'hui on reproche aux Républicains. Vae Victis...

 

(4) J'ai développé la question dans cet article, tant il me semble que le destin de l'Anatolie offre un exemple probant de Grand Remplacement sur un petit millénaire, lent, progressif et graduel au début, avec une accélération brutale sur la fin. Un exemple à méditer...

 

(5) Je conseille de regarder l'excellent film Les Baroudeurs avec Charles Bronson et Tony Curtis qui se passe durant ces événements et qui a le mérite d'être gratuit en VF sur Youtube! Il me semble que la fin du film se passe à Smyrne et l'on voit le chaos qui y règne après le reflux des Grecs.



01/05/2021
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