La Bulgarie des origines à nos jours (4)
IV/ Le second empire bulgare (1186-1393)
Après la victoire décisive de l'empereur Basile II « le tueur de Bulgares » au début du XI° siècle, la Bulgarie semblait devoir être byzantine pour longtemps. Et, en effet, pendant un peu moins de deux siècles, les Byzantins tinrent solidement le pays, malgré plusieurs révoltes. En réalité, le principal danger vint de l'extérieur, plus précisément de la steppe russo-ukrainienne d'où étaient venus les Proto-Bulgares eux-mêmes et où de nouveaux peuples étaient apparus depuis. Ces derniers s'appelaient les Coumans et les Petchénègues. Les puissants empereurs de la dynastie Comnène (1081-1185) réussirent à conjurer la menace et les Byzantins restèrent les maîtres incontestés des Balkans jusqu'à la fin du XII° siècle. Mais lorsque la dynastie énergique des Comnènes fut supplantée par celle, moins brillante, des Anges, une partie de l'aristocratie bulgare sentit le moment venu de retrouver son indépendance. Les rebelles se rangèrent derrière deux frères, Théodore et Ivan Asen. Alliés aux Couma ns, les deux frères vainquirent les troupes byzantines de l'empereur Isaac II Ange, restaurèrent le royaume bulgare en 1186 et prirent rapidement le titre de « tsar ». Une controverse existe quant à l'origine des Asen, certains affirmant qu'ils étaient valaques (population balkanique de langue latine). Il serait sans doute plus juste de parler d'empire ou de royaume « bulgaro-valaque » (comptant également des Grecs), mais le fait est que les Asen se sont bien réclamés de la tradition bulgare et que, dans l'état qu'ils fondent, l'élément bulgare slave l'emporte, tandis que l'élément valaque tend à s'effacer au fil du temps. Les tentatives de reconquête byzantines échouèrent, comme en 1190, et l'assassinat de Ivan 1er Asen en 1196, puis celui de Théodore (qui avait pris le nom de règne de Pierre) en 1197 ne remit pas en cause la nouvelle indépendance bulgare.
Vue des ruines (restaurées) de Tarnovo, capitale du second empire bulgare
en haut à droite, l'église patriarcale de Carevec (photo de l'auteur)
D'autant qu'un troisième frère, Kalojan, monta sur le trône. Son règne permit au jeune royaume bulgare d'enregistrer de spectaculaires progrès. Pour se détacher de Byzance, le nouveau tsar entra en relation avec la papauté, qui connaissait alors son apogée sous le pontificat d'Innocent III, un homme énergique. Mais c'est surtout la IV° Croisade qui allait ouvrir de nouvelles perspectives d'expansion au souverain bulgare. Rappelons que cette Croisade, lancée pour reprendre Jérusalem (que Saladin, maître de l’Égypte et de la Syrie musulmane avait finalement conquise en 1187) fut détournée de son objectif par les Vénitiens soucieux de profiter des richesses de Byzance en exploitant les querelles intestines de la dynastie des Anges. Un enchaînement complexe d'intrigues conduisit l'armée croisée à s'emparer de Constantinople en 1204, à supprimer le vieil empire hérité de Justinien pour le remplacer par un « empire latin », état strictement féodal sur le modèle des royaumes d'Occident. On a toujours tendance à considérer que c'est la prise de Constantinople en 1453 par les Turcs qui marque la fin de l'empire byzantin. Il faudrait en fait retenir la date de 1204 comme étant la mort de cet état héritier de l'empire romain d'Orient. Certes les Byzantins reprirent leur capitale en 1261. Mais l'« empire » ainsi restauré, malgré les titulatures officielles, ne serait plus qu'un modeste royaume, et bientôt une nébuleuse de petites principautés grecques. 1204 fut la mort de cet empire multiethnique qui se posait en héritier de Rome, mais sur ses cendres, une identité grecque « nationale » allait commencer à prendre forme. Pour en revenir à Kalojan, le tsar bulgare occupa le port de Varna en 1204. L'année suivante, les Bulgares remportèrent près d'Andrinople une éclatante victoire sur Baudouin 1er de Flandres, premier souverain de cet éphémère « empire latin ». En 1207, Kalojan était sous les murs de Thessalonique après avoir battu et tué Boniface de Montferrat, un prince piémontais fondateur du royaume latin de Thessalonique. Mais le tsar périt avant d'avoir pris la ville.
Ruines du palais royal bulgare de Tarnovo (photo de l'auteur)
Les luttes intestines pour le pouvoir reprirent à Tarnovo, siège du nouvel empire bulgare. Ivan II Asen, fils d'Ivan 1er, se réfugia à Kiev tandis qu'un certain Boril montait sur le trône. En 1208, les Latins vainquirent les Bulgares à Plovdiv. La Thrace échappait au nouveau tsar. Les Bogomiles, ces hérétiques que l'on croit volontiers précurseurs des Cathares du Midi de la France et qu'on nommait « Bougres » (déformation de « Bulgares »), s'agitaient, contraignant Boril à convoquer en 1211 un concile pour lutter contre l'hérésie. En 1218, Ivan II Asen reprit pied en Bulgarie avec des soldats kiéviens et s'empara du trône qu'avait occupé son père et ses oncles. Avec le nouveau souverain qui s'intitulerait bientôt « tsar des Bulgares et des Grecs », la Bulgarie allait connaître un nouvel apogée. En 1230, à Klokotnitsa, Ivan II remportait une victoire décisive sur Théodore Doukas, despote grec d’Épire devenu empereur de Thessalonique, l'un des plus sérieux compétiteurs pour la restauration de l'empire byzantin. Théodore fut fait prisonnier par les Bulgares et aveuglé (car il avait pris l'initiative des hostilités et rompu un traité d'alliance avec le tsar). L'essentiel de la Thrace et de la Macédoine repassa sous la domination bulgare et Ivan II Asen devint tout simplement le plus puissant souverain des Balkans. L’Église bulgare recouvra son autonomie avec la création du patriarcat de Tarnovo. La capitale de l'empire bulgare s'embellit et devint une des villes les plus florissantes des Balkans. Ivan II mourut en 1241, au moment où de nouveaux nuages s'amoncelaient à l'est.
Extension maximale du second empire bulgare sous Ivan II Asen
(source : Wikipédia)
C'est un fait peu étudié dans les écoles, les collèges et lycées que le formidable ébranlement de l'Eurasie provoqué par les conquêtes de Gengis Khan et de ses successeurs en quelques décennies, du Pacifique à la Mer Noire, de la Sibérie à l'Océan Indien, sans doute l'un des plus grands bouleversements géopolitiques de tous les temps. Dès 1242, la Bulgarie fut ravagée par les hordes mongoles et tatares, et elle ne tarda pas à payer tribut au royaume tatar le plus proche, celui de la Horde d'Or installée dans les steppes d'Asie centrale. La deuxième moitié du XIII° siècle fut une période sombre pour le royaume bulgare : troubles sociaux et religieux, instabilité politique, ingérences étrangères. Les Bulgares ne purent empêcher Michel VIII Paléologue de prendre Constantinople en 1261 et de restaurer l'empire byzantin (même s'il vaudrait mieux parler d'empire grec). Le recul bulgare profita aux Grecs qui reprirent la Thrace et la Macédoine. La dynastie Asen perdit la pouvoir tandis que le pays subissait les assauts tatars et byzantins. En 1277, à la tête d'une révolte paysanne, Ivaïlo renversa le tsar Constantin Tich qui avait épousé une petite-fille de Ivan II. Les Byzantins de leur côté poussaient leur propre candidat, Ivan III Asen, sans succès. Ivaïlo fut tué par le khan tatar Nogaï. A partir de 1280, la Bulgarie subit de plus en plus directement la domination tatare, jusqu'à ce que le Tatar Tchaka prît lui-même le titre de tsar ! Étrange spectacle offert par cette Bulgarie de 1299-1300, gouvernée par un descendant de Gengis Khan. Il est vrai cependant que Tchaka avait épousé une fille de Georges 1er Terter, vassal de son père et tsar bulgare de 1280 à 1292. Je pense toutefois que la Bulgarie est le seul état européen actuellement existant qui ait eu un souverain mongol, gengiskhanide de surcroît...
Mais l'intermède tatar ne dura guère : en 1300, Théodore Svétoslav, fils de Georges 1er, élimina son beau-frère Tchaka et devint le nouveau tsar. Sous son règne, jusqu'en 1321, le royaume bulgare connut une nouvelle phase d'expansion. Théodore restaura la domination bulgare au nord du Danube, dans la future Valachie et sur une partie de la Bessarabie. Sur le littoral de la Mer Noire, il parvint à reprendre Nessebar et Anchialos aux Byzantins, avant de faire la paix avec l'empereur Andronic II. Son fils Georges II Terter ne régna qu'un an et périt en tentant de profiter de la guerre civile à Byzance opposant l'empereur Andronic II à son petit-fils Andronic III.
Second empire bulgare sous le règne de Théodore Svétoslav
(source : Wikipédia)
Les Asen furent restaurés en 1323 sur le trône de Tarnovo en la personne de Michel III Chichman Asen, jusqu'alors despote de Vidin, au nord-ouest du royaume. Comme son prédécesseur, le nouveau tsar intervint à Byzance, d'autant qu'il avait épousé Théodora Paléologue, la propre sœur d'Andronic III. Les considérations familiales se mêlaient aux rivalités nationales. Mais le danger vint de la Serbie. En 1330, Michel III fut vaincu et tué à Kiustendil par les Serbes. L'hégémonie dans les Balkans, jusqu'alors exercée par Byzance et la Bulgarie, passa à la Serbie. De nouveaux troubles éclatèrent à Tarnovo, accompagnés des habituels règlements de compte dynastiques. Le trône échut finalement à un neveu de Michel III, Ivan Alexandre, pour un long règne de 40 ans, de 1331 à 1371. Le règne d'Ivan Alexandre est paradoxal à bien des égards. Dans cette période troublée, le tsar connut un règne relativement paisible. Avec les Serbes, Ivan resta en paix, sa sœur Hélène ayant épousé l'« l'empereur des Serbes et des Grecs » Étienne Douchan. Il ne fit rien pour s'opposer aux conquêtes de son beau-frère qui étendit sa domination jusqu'en Thessalie, au cœur de la vieille Grèce. L'inertie d'Ivan face aux progrès des Turcs ottomans, arrivés à Gallipoli sur le continent européen en 1354, fut remarquable. Le tsar bulgare réussit pourtant à reprendre Plovdiv et la région des Rhodopes, mais il dut faire face à une offensive des Hongrois, qui occupèrent Vidin de 1365 à 1369. Le règne d'Ivan Alexandre fut un âge d'or culturel et artistique, qui n'est pas sans rappeler la vitalité intellectuelle du voisin byzantin, lui aussi en déclin. Protecteur de l’Église bulgare, fondateur de monastères, partisan de l'hésychasme (mouvement religieux orthodoxe), Ivan Alexandre est évoqué dans nombre d'inscriptions et de peintures. Il participa pourtant à l'affaiblissement de son propre royaume : voulant que son fils cadet Ivan Chichman lui succédât sur le trône de Tarnovo, il créa un royaume à Vidin pour son aîné, Ivan Stratsimir. Dans le même temps, le littoral du royaume s'émancipa pour constituer un despotat de Dobroudja indépendant. A sa mort, Ivan Alexandre laissait un beau patrimoine à son peuple, en même temps qu'un état divisé et affaibli.
Les royaumes bulgares à la mort d'Ivan Alexandre
(source : Wikipédia)
Le règne de ses successeurs, Ivan Chichman à Tarnovo de 1371 à 1393 et Ivan Stratsimir à Vidin de 1371 à 1396, est le récit de l'inexorable avancée ottomane. Plovdiv tomba en 1371, à la mort d'Ivan Alexandre. Ivan Chichman ne tarda pas à payer tribut aux Turcs. En 1385, les Ottomans s'emparèrent de Sofia. La retentissante défaite serbe de 1389 à la bataille de Kosovo brisa pour longtemps la résistance des royaumes chrétiens balkaniques. En 1393, les Turcs mirent le siège devant Tarnovo. La citadelle résista trois mois mais dut capituler. Cent dix boyards bulgares furent massacrés. Les Turcs reléguèrent Ivan Chichman à Nicopolis sur le Danube, comme simple gouverneur, avant de le décapiter en 1395. Ivan Stratsimir se maintint sous suzeraineté hongroise dans son petit royaume de Vidin qui en 1381 ajouta à l'indépendance politique l'autonomie religieuse en se détachant du patriarcat de Tarnovo pour passer sous l'autorité directe du patriarche de Constantinople. Dans la foulée de la Croisade de Nicopolis, qui vit les Hongrois et les Valaques, renforcés par des chevaliers d'Occident (dont des Français comme le maréchal Boucicaut, futur défenseur de Constantinople, Enguerrand VII de Coucy ou encore Jean Sans Peur, futur duc de Bourgogne et grand-père du fameux Charles le Téméraire) subir une très lourde défaite, Vidin tomba aux mains des Ottomans. Les Bulgares furent ainsi le premier peuple chrétien des Balkans à perdre leur indépendance face aux Turcs, avant les Grecs, les Serbes et les Albanais.
A suivre : occupation ottomane et réveil national (XV°-XIX° siècles)
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