Réflexion historique sur la trahison des élites (1)
Abordons aujourd'hui un sujet qui fait couler beaucoup d'encre depuis des années : les élites et leur éventuelle trahison. C'est devenu un leitmotiv ces derniers temps, et de nombreux hommes politiques, taxés pour cette raison de « populisme », tiennent un discours très critique sur « nos élites » : Nicolas Dupont-Aignan, Marine Le Pen, et même Nicolas Sarkozy usent de cette rhétorique. Ils n'ont d'ailleurs pas tout à fait tort, même si je pense à titre personnel qu'il faut se garder de tout « anti-élitisme primaire ». En effet, une civilisation comme la nôtre a besoin d'élites qui la portent pour se perpétuer. Les élites ne sont absolument pas nécessaires à la vie en société, car après tout, il existe des sociétés humaines où la différenciation sociale est faible, et ces sociétés, qui connaissent parfois une forme de « démocratie primitive » dans laquelle les décisions sont prises, par exemple, par une assemblée des guerriers, ont prouvé leur efficacité en terme de survie. Mais il faut bien comprendre que ces peuples, souvent restés au stade de chasseurs-cueilleurs, n'ont pas produit de véritables civilisations, au sens premier du terme, c'est-à-dire fondées sur la cité (civitas) comme communauté politique. Seule cette dernière est en mesure de lancer les grands travaux et d'impulser les courants intellectuels qui produisent une civilisation. Autrement dit, sans cité-Etat sumérienne, il n'y aurait pas eu de ziggurat et d'écriture cunéiforme. Sans la cité grecque, il n'y aurait eu ni Parthénon, ni grandes tragédies, ni les prémisses de la philosophie occidentale moderne. Sans la cité-Etat mésoaméricaine, il n'y aurait pas eu les ruines de Teotihuacán ou de Chichen Itza. Or, tout ce qui constitue les traces visibles (et souvent spectaculaires) d'une civilisation est nécessairement le fruit d'une volonté des élites. Ce sont les pharaons qui ordonnaient la construction des pyramides dans l’Égypte ancienne, tout comme Périclès a dirigé les travaux de l'Acropole. Les empereurs de Chine ont fait édifier la Grande Muraille et la Cité interdite, tout comme les rois-prêtres mayas, toltèques et aztèques ont présidé à la construction des pyramides d'Amérique centrale. Plus parlant pour nous, c'est à Louis XIV que nous devons Versailles et à Napoléon l'Arc de Triomphe. Une culture, une civilisation, est toujours produite in fine par des élites.
Définition et rôle des élites dans une société
Mais qu'appelle-t-on les « élites » ? Nous autres historiens avons une définition simple et facile à retenir : nous appelons « élites » les catégories de la société qui cumulent l'avoir, le savoir et le pouvoir, autrement dit la richesse, la connaissance et l'autorité sociale et politique. Il est vrai que pendant longtemps cette définition s'appliquait sans difficulté. Dans l'Athènes classique, les eupatrides issues des grandes familles, comme Périclès, Alcibiade ou Nicias, étaient effectivement riches, savants (Périclès fréquentait le philosophe Anaxagore, entre autres, et l'on connaît les liens entre Alcibiade et Socrate) et influents, puisque ce sont ces hommes que l'on retrouve très régulièrement élus aux plus hautes charges de l’État, en l'occurrence la magistrature de stratège. Au Moyen Âge, la noblesse occidentale cadre assez bien avec la définition d'élites. En Inde, avec le système des castes, le fossé entre les élites et le reste de la population était plus profond encore. En Chine, le système original des mandarins permettaient également de clairement distinguer les élites. Bien évidemment, selon les civilisations et les cultures, tel ou tel aspect est mis en avant dans la définition des élites : pour le système chinois des mandarins, le savoir tient la première place. En Europe médiévale, le pouvoir se dédouble : militaire (noblesse) et religieux (clergé). Depuis, le XVIII° siècle, il est vrai, les choses se sont compliquées. D'ailleurs, la Révolution française a en grande partie été impulsée par les « élites incomplètes » que constituaient les membres les plus riches du tiers-état, à savoir la bourgeoisie : disposant de l'avoir et du savoir, les bourgeois se trouvaient de fait exclus d'un certain nombre de fonctions qu'ils avaient les compétences d'occuper. Cette frustration de ne pas prendre part au pouvoir est un déclencheur de la Révolution, dont le rôle fut, non pas de détruire les élites, mais de remplacer les anciennes par de nouvelles. C'est pourquoi la Révolution française est d'une importance capitale : c'est la victoire de la bourgeoisie, en France et en Europe. Même dans les pays qui n'ont pas été annexés par la France, les monarques ont dû tenir compte de l'essor des bourgeois, et c'est pourquoi le XIX° siècle fut le siècle de la bourgeoisie triomphante. Le cas anglais paraît singulier cependant, puisqu'il semblerait que la vieille noblesse ait su faire une place à la grande bourgeoisie, d'où une longue survie de la société aristocratique britannique.
Aujourd'hui en France, il paraît nettement plus difficile de définir les élites qui se sont quelque peu « diluées » sous l'effet conjugué des évolutions économiques et de la méritocratie républicaine. La haute bourgeoisie existe toujours : Ernest-Antoine Seillière, ancien patron du MEDEF, descend de plusieurs grandes lignées bourgeoises, dont celle des Wendel, des « barons du fer », industriels de la métallurgie depuis le tout début du XVIII° siècle ; Christophe de Margerie, le défunt patron de Total est un petit-fils de Pierre Taittinger, fondateur de la maison de Champagne homonyme. On peut citer d'autres familles encore, plus ou moins anciennes : les Peugeot, petits entrepreneurs (moulins et teinturerie), se sont lancés dans la sidérurgie dès le début du XIX° siècle ; les Michelin, fondateurs de l'entreprise de pneumatique dans la seconde moitié du XIX° siècle ; les Mulliez, petits industriels textiles du Nord, ont fait fortune au XX° siècle dans la grande distribution ; on peut évoquer encore les Bettencourt, les Lagardère, les Bouygues, les Bolloré, les Dassault, les Leclerc. N'en déplaise aux antisémites patentés, la plupart des grandes familles capitalistes françaises sont catholiques, et pas du tout juives. Parmi celles que j'ai citées, seuls les Dassault sont d'origine juive (mais convertis au catholicisme). Les Peugeot sont protestants, et tous les autres sont catholiques. Ajoutons que les Taittinger et les Bettencourt ont entretenu des liens forts avec l'extrême droite... Un rapide coup d’œil sur Wikipédia permet également de comprendre que, loin du mythe du « cancre qui devient milliardaire », ces grandes familles attachent une grande importance à la formation intellectuelle des « héritiers » : on rencontre moult énarques, centraliens, polytechniciens parmi eux, preuve que les grandes familles savent, elles, apprécier la qualité de l'enseignement supérieur français et ne semblent pas considérer que l'effort dans le travail scolaire est inutile. On pourrait pourtant penser qu'un « fils de » a moins besoin d'un diplôme prestigieux qu'un fils des classes populaires. Il faut constater à nouveau les dérives du système scolaire français : pendant que les enfants de l'élite suivent une scolarité exigeante, à coup de notes et de concours ultra-sélectifs, les pédagogistes démagos proposent la suppression des notes. Qui est assez bête pour croire que cela va réduire les inégalités sociales, alors qu'elles ne feront que se creuser ? Ces élites économiques qu'on vient d'évoquer possèdent sans conteste l'avoir et le savoir. Il est vrai cependant que leur influence politique directe a plutôt tendance à diminuer : les Dassault sont les seuls qui soient véritablement investis en politique, le père, Serge, est sénateur et ancien maire tandis que le fils, Olivier, est député et ancien conseiller général. Jusqu'au milieu du XX° siècle pourtant, les grands noms du patronat français étaient plus courants dans les allées du Palais-Bourbon. Les Schneider, les Taittinger, les Wendel, les Bettencourt ont fourni députés et sénateurs. Il y a un très bel extrait du film Le Président avec Jean Gabin, où ce dernier énumère les qualités de ses ennemis « de droite », parmi lesquels siègent nombre d'industriels et de patrons [1]. Et jusqu'aux années 50, c'était assez vrai. Mais de nos jours, ces élites tendent à se cantonner à leur rôle économique, ce qui n'exclut pas qu'elles puissent exercer une influence discrète sur nos dirigeants politiques.
On peut ensuite citer les élites proprement politiques, élus ayant bâti des réseaux suffisamment étoffés pour peser ou chefs de parti ayant quelque influence. Leur niveau de richesse et de culture est très variable, car la preuve est faite qu'il n'est pas (plus?) nécessaire d'avoir une parfaite maîtrise de la langue française, ou d'avoir lu La Princesse de Clèves pour devenir président... Certains politiciens sont des autodidactes, et ne manquent pas de le rappeler, mais la majorité se recrute parmi les professions libérales ou la fonction publique. Les hauts fonctionnaires constituent une autre partie des élites politiques : leur pouvoir est sans commune mesure avec leurs émoluments. Passés par les grandes écoles, l'ENA, Normale Sup, Polytechnique, ils disposent en général d'une culture très solide... et très supérieure à celle de bien des politiques qui se permettent de les critiquer selon la vieille rengaine des « bureaucrates éloignés des réalités du terrain ». Sauf que certains hauts fonctionnaires ont une excellente connaissance de la réalité du pays, justement. Il y a les élites culturelles et intellectuelles : professeurs d'université, scientifiques, ingénieurs du CNRS, écrivains, acteurs, comédiens, artistes variés, « intellectuels » plus ou moins autoproclamés (comme Bernard-Henri Lévy). A cette catégorie je rattacherai également les autorités religieuses catholiques, protestantes et juives, qui en général sont composées de gens très cultivés. Pour l'islam, il n'y a pas vraiment d'autorité, du moins en France, bien au contraire l'ignorance est presque une condition pour être imam de banlieue. Les journalistes, éditorialistes et directeurs de presse forment un autre groupe qui se rattachent à l'élite. Ils ne sont pas milliardaires et leur culture est souvent affligeante de pauvreté, mais ils disposent d'une influence non-négligeable sur l'opinion, et en cela ils possèdent un véritable pouvoir. On notera que la majorité de ces élites peuvent être qualifiées d'élites « incomplètes », car elles ne possèdent jamais la totalité des attributs de l'élite. Certaines catégories de la population disposent d'un attribut de l'élite sans en faire véritablement partie : c'est le cas des professeurs du primaire et du secondaire, comme moi, qui détiennent un savoir. Du moins en règle générale... La particularité d'une profession comme la mienne est que la distance qui nous sépare de l'élite est parfois modeste : entre certains professeurs du secondaire et leurs collègues du supérieur, la différence, en terme de savoir, n'est pas toujours très grande. Mais il est clair que la reconnaissance sociale n'est pas la même. Je dirai pour conclure que les élites les plus « complètes » demeurent les membres des grandes familles capitalistes.
Le rôle des élites dans une société doit se comprendre en fonction d'un facteur essentiel : les élites n'ont pas comme objectif de servir la société ou l'intérêt général, leur but est de servir leurs propres intérêts. Et leur intérêt, quel est-il ? Maintenir leur domination, c'est-à-dire conserver l'avoir, le pouvoir et le savoir, bref le capital qui leur permet de se tenir tout en haut de l'échelle sociale. Pour cela, les élites fabriquent une idéologie qui justifient leur prééminence, et ont toujours tendance à élever des barrières entre elles et le reste de la population. Malgré tout, il faut éviter les révoltes de la plèbe, et pour cela, les élites doivent se forger une légitimité, pas seulement pour elles-mêmes, mais qui soit également valable aux yeux de la masse qui n'appartient pas aux élites. Cette légitimité a des manifestations variables, en fonction de l'époque, du contexte et des mentalités. Dans l'Antiquité gréco-romaine, cette légitimité passait par le service rendu à la communauté civique, qui assurait honneur et reconnaissance, généralement transmissibles aux descendants (car l'appartenance à une lignée, surtout prestigieuse, structurait l'identité de l'individu) : occupation des principales magistratures, financement des liturgies (par exemple, à Athènes, la chorégie, paiement des chœurs d'une tragédie ou la triérarchie, équipement d'une trière, un navire de guerre), direction des armées, évergétisme (construction ou restauration d'édifices publics avec des fonds privés) surtout à partir de l'époque hellénistique, après le IV° siècle av. J.-C. Ajoutons que les élites, généralement libérées de l'obligation productive, disposent de temps pour entretenir et développer la culture. En fait, ce sont les élites qui fabriquent ce que nous appelons une « civilisation ». Ainsi, la civilisation étrusque, pour ce qu'on en connaît, est celle des élites qui se mettent en scène dans leurs tombeaux peints de Tarquinia ou de Caere. Les beaux objets, les armes, les peintures, les textes, tout cela est produit pour et à la demande des élites. Cela ne veut pas dire, et c'est important de le souligner, que seules les élites en profitent : les textes de lois, par exemple, concernent toute la population, les commandes de l'aristocratie créent de l'emploi dans l'artisanat, permettant l'enrichissement de certains, voire une relative ascension sociale. De même, les victoires qui renforcent le prestige des élites, peuvent enrichir le soldat de la plèbe, et lui donner en outre la satisfaction psychologique d'appartenir à une communauté puissante, respectée et enviée.
Les plus belles créations de la civilisation grecque ne sont pas originaires des petites cités pauvres perdues dans les montagnes d'Arcadie ou de Phocide. Ce n'est pas un hasard. La civilisation grecque s'est épanouie dans des cités riches et peuplées, dans lesquelles la prospérité économique a permis l'émergence d'une élite relativement nombreuse. Encore un point sur lequel il faut insister, au risque de bousculer le relativisme ambiant : les sociétés pauvres, de chasseurs-cueilleurs, ne produisent que des cultures pauvres. Du fait de leur pauvreté, mais aussi du fait, généralement, de leurs effectifs assez faible : toute la population est mobilisée pour assurer la survie du groupe. Voilà pourquoi les Apaches et les Aborigènes d'Australie n'ont pas construit de Parthénon, leur mythologie n'atteint pas la complexité et la richesse de la mythologie grecque, ni leur céramique la qualité de celles des ateliers athéniens du V° siècle avant notre ère. Cela ne les empêche pas de posséder une culture qu'il ne faut pas mépriser : des croyances, des chants, des traditions, une mémoire, un artisanat, etc. Il y a une culture apache, une culture aborigène, mais pas vraiment de civilisation apache ou aborigène. Je ferai en effet la distinction suivante entre culture et civilisation : une culture se contente de conserver, une civilisation innove ; une culture est repliée sur elle-même, tandis qu'une civilisation rayonne, s'exporte, influence au-delà de la population qui l'a conçue. On peut parler d'une civilisation égyptienne, phénicienne, grecque, étrusque, romaine, maya, arabe, indienne ou chinoise. Parler d'une « civilisation » apache, sioux, amazonienne ou papoue me paraît plus contestable. On notera d'ailleurs qu'à partir du moment où l'écriture est absente, le développement d'une véritable civilisation paraît difficile. Mais pas impossible, comme le montre la civilisation celte qui a connu un rayonnement certain dans l'Antiquité, alors même que les Celtes n'utilisaient guère l'écriture.
Revenons sur l'exemple de l'Athènes classique, aux V° et IV° siècles avant notre ère. Qui sont les grands noms de la culture athénienne ? Hérodote, Thucydide, Xénophon pour l'histoire, Sophocle, Eschyle, Euripide, Aristophane pour le théâtre, Socrate, Platon, Aristote pour la philosophie, Périclès et Démosthène pour la rhétorique. La grande majorité d'entre eux sont issus des riches familles aristocratiques athéniennes (les eupatrides) : c'est une certitude pour Thucydide, Xénophon, Sophocle, Eschyle, Platon et Périclès. Hérodote et Aristote ne sont pas athéniens, mais ils sont venus à Athènes parce que le rayonnement que les élites athéniennes ont su donner à leur cité les a attirés. Socrate n'est certes pas un aristocrate, mais il a participé à plusieurs campagnes militaires comme hoplite, il appartient donc à la « classe moyenne » des citoyens d'Athènes assez riches pour s'offrir l'équipement de soldat, contrairement aux thètes, les membres pauvres du dèmos. Même s'il n'y a pas de certitude quant à l'origine d'Euripide et d'Aristophane, leur solide culture plaide tout de même pour un milieu social aisé. Démosthène, lui, est issu d'une famille appartenant aux « nouvelles élites » qui se développent grâce à la puissance économique d'Athènes, son père étant propriétaire d'un atelier de fabrication d'armes. J'évoque Athènes pour montrer que le rôle des élites est indépendant du régime politique, puisque du milieu du V° siècle jusqu'à la défaite face à Philippe II de Macédoine en 338 à Chéronée, la cité athénienne est démocratique et l'immense majorité du corps civique est composé de petits paysans et d'artisans. Durant cette période (hormis quelques parenthèses, en 411 et en 404 par exemple), le pouvoir de décision appartient réellement à l'ecclésia, l'Assemblée du peuple. C'est une erreur de croire qu'une démocratie peut se passer d'élite, même si dans ce régime, les élites politiques doivent rechercher leur légitimité auprès du peuple.