Censure du film "Le Dernier Tango à Paris": qu'en penser?
Je souhaite à tous mes lecteurs une bonne année 2025. En ces temps d'épreuve, il n'est pas toujours facile de garder le feu sacré. Je prépare un article sur le bilan de l'année 2024 et les perspectives du blog pour 2025. Courant février, la deuxième partie de l'histoire du christianisme en Syrie-Mésopotamie sera publiée, car j'ai encore un gros travail de documentation à effectuer pour boucler cette étude. La première partie, déjà, m'a demandé beaucoup plus de travail que ce que j'avais prévu au départ, mais c'est le prix à payer pour proposer des articles fouillés, précis, avec des informations vérifiées, qui ne soient pas une vague synthèse de ce qu'on peut lire sur Wikipédia, auquel cas je me contenterais de mettre le lien vers la page de l'encyclopédie en ligne.
Je me fends aujourd'hui d'un bref billet pour réagir à un fait d'actualité, somme toute assez secondaire, mais qui je trouve en dit long sur notre époque. Revenons d'abord aux faits: la Cinémathèque française, vénérable organisme fondé en 1936, et qui se fixe comme mission de "préserver, restaurer et diffuser le patrimoine cinématographique", avait décidé au mois de décembre 2024 d'organiser une rétrospective consacrée au célèbre acteur américain Marlon Brando. Dans ce cadre, une projection du film Le Dernier Tango à Paris réalisé en 1972 par le réalisateur italien Bernardo Bertolucci était programmée pour le dimanche 15 décembre. Cette projection a été annulée. Pourquoi? Le film raconte la liaison tourmentée d'un homme, Paul, un américain quadragénaire joué par Brando, avec une jeune femme française, Jeanne, interprétée par l'actrice Maria Schneider. L'action se passe à Paris comme l'indique le titre de ce long métrage qui dure deux heures et cinq minutes. Des scènes de violence et de sexe avaient déjà fait scandale à la sortie du film en 1972. En France, le film fut interdit aux moins de 18 ans. En Italie (il s'agit une production franco-italienne), le film est censuré purement et simplement. Une scène interroge particulièrement, celle durant laquelle Paul sodomise Jeanne. Précisons que, si j'en crois la fiche Wikipédia du film, l'acte est simulé, il n'y a pas eu de pénétration. Si Maria Schneider avait été prévenue de cette scène, en revanche, Bertolucci et Brando avaient omis de lui signaler que l'acteur américain utiliserait du beurre pour lui "graisser" la raie des fesses. Le procédé, pour le moins humiliant, est très discutable. D'autant que la brutalité du jeu de Brando semble avoir eu pour objectif de capter une réaction "réaliste" de la détresse et de l'humiliation de la jeune femme (Maria Schneider avait 20 ans au moment du tournage). Sommes-nous encore dans le domaine du cinéma? Se serait-on permis les mêmes procédés avec un homme? Il n'est pas illégitime de se poser ces questions.
Les associations féministes et des personnalités du cinéma - qui ont peut-être quelques turpitudes à faire oublier - ont donc protesté vigoureusement contre la projection du film. Elle ont souligné l'absence de contextualisation du tournage. Pourquoi pas. Encore une fois, la façon dont la scène susdite a été tournée est très criticable, et pose la question de savoir jusqu'où un réalisateur peut "pousser" pour obtenir certaines scènes réalistes. De plus, le tournage de la scène s'accompagne à l'évidence d'une agression sexuelle préméditée. Et je dis bien "agression sexuelle" et non pas "viol" comme tout le monde l'écrit, le dit et le répète. Je suis désolé, mais les mots ont un sens: il n'y a pas eu de pénétration, la sodomie étant simulée, ce n'est donc pas un viol. En revanche, il y a eu semble-t-il des attouchements, violents (en tout cas ressentis comme tels par la victime) et sans le consentement de la jeune actrice. Et c'est très grave. Je me permets d'ailleurs de préciser que mon intention n'est nullement de minimiser les faits, ou de dire "ce n'est pas grave". Je note simplement que, de nos jours, le terme "viol" est utilisé à tort et à travers parce qu'on a l'impression que, en dessous de viol, quelque part, ce n'est pas grand chose, voire c'est acceptable. Je le dis solennellement, ce n'est pas du tout mon avis. Une agression sexuelle n'est pas plus excusable qu'un viol. C'est une intolérable atteinte à l'intégrité de la personne. Simplement je pense qu'à force de qualifier de "viol" à la fois une sodomie pratiquée sous la contrainte et une main aux fesses sans le consentement de la femme, on finit par galvauder le sens du mot "viol", voire - paradoxalement - par banaliser le viol. Si le moindre regard, le moindre geste - même déplacé -, la moindre parole - même sexiste - devient un "viol", alors on crée de la confusion, au final on ne règle aucun problème, et on se contente d'incantations. L'expression "culture du viol", que pour ma part je conteste fermement, est devenue un argument d'autorité, une manière commode de faire taire ceux qui osent affirmer qu'il y a de la complexité dans les relations entre homme et femme, que tout n'est pas blanc ou noir, et qu'il y a souvent une forme d'ambiguïté dans le processus de séduction. On vous lance à la figure "culture du viol", et vous voilà rabaissé au rang d'horrible sexiste voire, et c'est bien pire, de défenseur involontaire de l'oppression patriarcale. Et je peux en témoigner, j'en ai fait moi-même l'amère expérience.
Fallait-il interdire la diffusion du Dernier Tango à Paris? Je n'en sais rien. Personnellement, ce n'est pas le genre de film qui m'attire, je ne l'ai d'ailleurs jamais vu. Mais je dois dire qu'instinctivement je me méfie de toute censure. Peut-être se justifie-t-elle dans ce cas, mais ne risque-t-elle pas de s'appliquer en d'autres occasions, et de manière plus discutable? Qui sait dans quel engrenage liberticide nous mettons le doigt? Et surtout, surtout, qui est juge de ce que l'on a le droit de montrer ou pas? Je m'inquiète quand je lis que la Cinémathèque française annule la projection "dans un souci d'apaisement et devant les risques sécuritaires encourus". Comment cela "devant les risques sécuritaires encourus"? Doit-on comprendre que des militantes féministes ont menacé explicitement d'empêcher la projection du film en recourant éventuellement à la violence? Pourquoi cette attitude serait acceptable pour des féministes et non pour des catholiques cherchant à empêcher la projection de La Dernière Tentation du Christ de Martin Scorcese en 1988? Y aurait-il des censures acceptables et d'autres non? Apparemment oui: lorsque ce sont des "progressistes" qui censurent - y compris en utilisant la menace - c'est nécessaire, c'est une opération de salubrité publique. Si ce sont des catholiques, des réactionnaires, bref des "fachos", alors là, c'est une intolérable atteinte à la liberté d'expression, à la "licence artistique". Il faudrait être prêt à tuer pour la vertu de Maria Schneider mais pas pour celle du Christ? Pourtant tous deux ont quitté ce monde depuis quelques temps, Maria Schneider étant décédée en 2011. Quant au souci d'apaisement... J'aurais aimé, en tant que catholique, que, par "souci d'apaisement", la cérémonie d'ouverture des Jeux Olympiques de Paris 2024 évite de montrer des drag queens en train de singer la Cène. Mais certaines communautés, paraît-il, ne méritent pas qu'on ménage leur sensibilité. On se demande pourquoi.
Il y a un dernier point que je voudrais aborder. Je n'étais pas né en 1972, à la sortie du Dernier Tango à Paris. Mais, dans le contexte des années 70, j'imagine assez bien comment les choses se sont passées: des vieux barbons catholiques, des curés, des bourgeoises pudibondes ont certainement poussé des cris d'orfraie et protesté avec véhémence contre cette oeuvre "immorale incitant au péché". Et je ne doute pas un instant qu'on leur a ri au nez à l'époque. Je suppose que tout ce que la France comptait en ce temps-là de gens "progressistes", à la mode, de gens de gauche, tendance baba cool soixante-huitarde, ont applaudi à ce film et se sont réjouis de "faire la nique" à la "morale bourgeoise". Cinquante ans plus tard, les héritiers de ceux qui acclamaient le film de Bertolucci, de ceux qui ne juraient que par la "libération des moeurs", qui revendiquaient le "sexe libre" - y compris, parfois, avec des adolescents voire des enfants - font interdire la projection d'un film dont l'immense majorité des gens se moque éperdument. L'ordre moral a pris sa revanche, tant il est vrai que la vie en société ne peut se passer complètement d'une régulation des comportements humains, dont la sexualité. Alors faut-il se réjouir du retour à une forme de décence? Non, parce que, encore une fois, cette décence ne s'applique pas de manière générale, mais uniquement aux vaches sacrées de la gauche sociétale. Créer des oeuvres obscènes sur le christianisme ou s'en prendre à des lieux sacrés catholiques ne pose aucun problème dans les milieux féministes - rappelons-nous des Femen simulant un avortement à Notre-Dame - ainsi que l'a montré la cérémonie d'ouverture des JO, unanimement saluée par toute la gauche progressiste. Le problème, c'est que les néo-puritains d'aujourd'hui sont en réalité les libertins d'hier. Et pour cette raison - et parce qu'ils n'ont pas forcément la conscience tranquille - ils ont le zèle des néophytes, et se montrent bien plus intolérants que les "pères-la-morale" de l'Eglise catholique.
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