Brève histoire du christianisme en Syrie-Mésopotamie - partie 1
Pour préparer mon précédent article, je m'étais penché rapidement sur l'histoire du christianisme en Syrie, et j'ai eu envie de creuser la question. Bachar al-Assad évincé au terme d'une offensive éclair, le nouveau pouvoir syrien, dominé par le Hayat Tahrir al-Cham (HTC), une organisation fondamentaliste sunnite [1], a affirmé son intention de "réunifier" la Syrie. Il est malheureusement à craindre que cette réunification s'opère sur la base d'une identité exclusivement arabe et sunnite. Des trois principales minorités - Kurdes, chrétiens et alaouites - ce sont les chrétiens qui apparaissent les plus menacés car, contrairement aux Kurdes et aux alaouites, ils ne sont majoritaires nulle part en Syrie, tandis que les alaouites sont majoritaires dans un secteur s'étendant à l'ouest, dans l'arrière-pays de Lattaquié, et les Kurdes dans les zones du nord-est. Un siècle après le grand nettoyage ethnique qui a liquidé le christianisme anatolien au moment de la chute de l'empire ottoman et de la naissance de la Turquie moderne, le christianisme syrien va-t-il connaître un sort comparable? Il faut souhaiter que non, mais j'avoue n'être guère optimiste. Il m'a paru utile de porter à la connaissance de mes lecteurs des éléments d'histoire de ce christianisme oriental souvent méconnu. J'ai décidé d'y associer la Mésopotamie (l'actuel Irak) et, bien que cet article soit classé dans la catégorie "catholicisme", il sera question de tous les courants du christianisme présents dans cet espace géographique. Par ailleurs, la Syrie sera considérée au sens large, et non seulement dans ses frontières actuelles: le Liban à l'ouest et les régions turques limitrophes (Antioche, Edesse, Nisibe) au nord, englobés dans l'espace syrien dans l'Antiquité comme au Moyen Âge, seront abordés dans cet article. Je précise que je ne suis nullement spécialiste du christianisme primitif ni de l'histoire du Levant, et je ne suis pas non plus théologien, même si toutes ces questions m'intéressent. Il s'agira donc pour moi, comme souvent, de résumer ce que j'ai appris de mes lectures. Je signalerai à la fin de la deuxième partie de l'article les ouvrages utilisés pour l'élaboration de cette modeste étude.
Il y a en France de nos jours un profond désintérêt pour le christianisme en général, et pour le catholicisme en particulier. Je renvoie d'ailleurs à mon article sur l'agonie du catholicisme en France. Ce désintérêt, cette indifférence croissante, parfois - pas toujours - teintée d'hostilité, a des conséquences dramatiques sur le paysage, sur le patrimoine mais aussi sur l'image que les Français ont de leur identité. De nombreux édifices religieux tombent en ruine et je pense que de plus en plus de Français ne voient pas l'intérêt de les entretenir: les églises sont vides et, en-dehors de quelques monuments emblématiques comme Notre-Dame de Paris, à quoi bon entretenir les petits édifices cultuels de nos villages et de nos petites villes? Cette indifférence tire son origine de plusieurs facteurs. D'abord, le laïcisme exacerbé d'une certaine gauche qui, à force d'attaquer et d'écraser de son mépris hautain la religion chrétienne, a fini par rendre celle-ci impopulaire, ridicule, has been comme on dit. L'islam en revanche, bien que globalement plus rigoriste et plus rétrograde, est tendance. Il faut dire que c'est la religion de l'Immigré lequel a, dans l'imaginaire de gauche, remplacé l'Ouvrier comme acteur du Salut collectif. Ce laïcisme, très présent dans les catégories sociales dites cultivées, infuse dans les universités et dans le corps enseignant. Si vous êtes enseignant-chercheur, historien ou sociologue, vous gagnerez plus de notoriété à produire des études sur le monde musulman, la domination masculine ou la traite négrière (les autres formes d'esclavage ne comptent guère) que sur le christianisme. Le dernier universitaire à avoir été ministre de l'Education Nationale, Pap Ndiaye, travaillait comme par hasard sur l'histoire des minorités, tout particulièrement des Afro-américains. La plupart des historiens à la mode sont des spécialistes de l'immigration, de l'esclavage, de l'islam, ou de "l'histoire des femmes", pardon "du genre". Attention, il existe des historiens qui travaillent sur le christianisme, de toutes les époques, mais leurs travaux ne dépassent guère le cercle restreint des étudiants, et je gage que leurs cours ne sont pas les plus courus par les militants de l'UNEF. La gauche laïcarde ne s'est pas contenté de chasser le christianisme de la sphère publique et politique, elle s'est également acharnée à l'éliminer de la culture française. En tant qu'enseignant, je suis d'ailleurs sidéré par l'ignorance - des collègues, pas seulement des élèves ! - sur ces questions. Et si vous dites que la France est un pays de tradition chrétienne ou de culture chrétienne, je connais des gens qui vous riront au nez, voire qui contesteront fermement cette affirmation. C'est aussi pour cette raison que le programme iconographique des églises (sculptures, vitraux, peintures) ne parle plus à beaucoup de nos concitoyens. La méconnaissance engendre l'indifférence. Et cette indifférence entraîne une perte d'identité que je constate à titre personnel. Qu'on le veuille ou non, le christianisme d'obédience catholique a façonné notre pays et il est très inquiétant qu'un nombre croissant de Français tourne le dos à cette part de nous-mêmes. Car le catholicisme n'est pas qu'une religion, c'est aussi une culture, une esthétique, une vision du monde, de l'homme et de Dieu, oserais-je dire le socle d'une civilisation. Lorsque j'écris que le catholicisme est à l'agonie, je ne veux pas dire que les catholiques vont disparaître de France. Je veux dire que le catholicisme, et le christianisme en général, va simplement devenir "une religion comme les autres", et pas forcément la plus pratiquée. En Syrie aussi, on en reparlera, le christianisme a longtemps été la religion majoritaire. Aujourd'hui, il n'est plus professé que par une minorité de Syriens, dont l'avenir est loin d'être assuré.
La responsabilité de cette situation incombe également et pour une bonne part à l'Eglise catholique elle-même. Parce qu'il faut le dire, l'Eglise catholique - du moins sa composante latine - a jeté aux orties une part de sa tradition. Peut-être fallait-il revoir le rite, mais cela a été une erreur d'abandonner complètement les chants et les prières en latin, dans la foulée du concile Vatican II. La liturgie, par sa pompe, par son faste même, participe à la célébration du divin. Il ne s'agit pas d'ostentation futile ou d'étalage "bling-bling" comme on pourrait le penser. Dans la tradition catholique comme orthodoxe, l'office est une mise en scène de la gloire de Dieu. Et si l'on admet que Dieu est le créateur de toute chose, alors Il a aussi donné à l'homme le don pour les arts (musique, peinture, sculpture) et l'attirance pour la beauté. Une messe catholique devrait être une belle messe, dans un décor raffiné. L'auteur de ces lignes, dans son enfance, allait assister à des messes dans une petite église de quartier, un bâtiment moderne, hideux il faut bien l'avouer, dont l'intérieur était quasiment dénué de toute décoration: pas de sculpture, pas de vitraux, pas de peintures, une grande croix de bois (mais sans le Christ), si je me souviens bien, accrochée à un mur blanc. Bref, avec un tel décor minimaliste, on se serait cru dans un temple protestant [2]. Je respecte la vision protestante du christianisme, et son choix de la sobriété et du dépouillement, mais je ne comprends pas que l'Eglise catholique en vienne à adopter cette vision. Sans nécessairement renouer avec la profusion parfois excessive du baroque, il me paraît normal qu'un lieu de culte catholique soit décoré, coloré, peuplé de représentations du Christ, de la Vierge, des saints. J'ai visité en Bulgarie des églises et des monastères orthodoxes. Je peux témoigner que l'iconostase (mur couvert d'icônes) des églises ou les fresques des monastères participent à la sacralité du lieu. Et on pourrait faire les mêmes observations pour la musique et les chants: l'orgue, les choeurs, l'usage du latin, tout cela a un sens. On ne chante pas la gloire de Dieu comme on chante un tube de l'été. Dans le célèbre film La vie est un long fleuve tranquille, on voit un prêtre (joué par l'excellent Patrick Bouchitey) chanter en s'accompagnant de la guitare. Le réalisateur se moque - gentiment - de cette irruption de la "gratouille" dans les cérémonies catholiques, mais on n'est pas loin de la vérité. Je me souviens également d'une messe accompagnée de chants "afro" vaguement inspirés du gospel. J'aime bien le gospel et les chants africains, mais là encore, c'est une tradition protestante qui n'a pas sa place dans une cérémonie catholique. Je pense que l'Eglise latine elle-même finit par perdre son identité, à force de vouloir être moderne et "ouverte". Je ne suis pas certain qu'elle y ait gagné des fidèles. Les Eglises orientales, y compris celles qui sont en communion avec Rome, conservent au contraire très précieusement leurs traditions et leur liturgie, préservant ainsi leur identité dans un environnement qui ne leur est pas forcément favorable. Venons-en donc à notre sujet.
Sommaire de la 1ère partie:
- Saint Paul et le développement de l'Eglise d'Antioche (Ier-III° siècles)
- Le temps des hérésies et des divisions (IV°-VI° siècles)
- Naissance de l'Eglise syriaque orthodoxe dite "jacobite"
Saint Paul et le développement de l'Eglise d'Antioche (Ier-III° siècles)
La Syrie a été le théâtre d'un des événements majeurs du christianisme naissant: la conversion de Saint Paul, l'apôtre des gentils (c'est-à-dire des païens). Pour mes lecteurs qui ne seraient pas familiers de la religion chrétienne, je résume les faits: Saül est un juif originaire de Tarse, en Cilicie (sud-est de l'Anatolie). Il est issu d'une famille assez riche qui possède la citoyenneté romaine, un privilège assez rare à l'époque. Saül est dans un premier temps très hostile au christianisme qui commence à avoir une certaine audience dans les communautés juives car, il faut le rappeler, les premiers groupes de chrétiens sont en fait des judéo-chrétiens. Muni d'instructions du grand prêtre de Jérusalem, Saül se rend donc à Damas pour y faire la chasse aux chrétiens. Mais, juste avant d'arriver dans la ville, Saül est enveloppé d'une lumière venue du ciel, et une voix se fait entendre: "Saül, Saül, pourquoi me persécutes-tu?". Terrifié, Saül demande: "Qui êtes-vous Seigneur?". "Je suis Jésus que tu persécutes" répond la voix. Après cette révélation, Saül, frappé de cécité, arrive à Damas. Pris en charge par les chrétiens de la ville, il recouvre la vue et reçoit le baptême. En choisissant Saül, qu'on appellera désormais Paul, le Christ a la main heureuse, car c'est un homme exceptionnel, un prédicateur de grand talent, qui se met au service d'un christianisme encore balbutiant. Je me suis même souvent demandé si Dieu, constatant peut-être les limites des premiers disciples du Christ, n'a pas ressenti le besoin de choisir une personnalité de plus grande envergure pour assurer la diffusion de son message. C'est ce que laisse d'ailleurs entendre le Christ lui-même lorsqu'il s'adresse à Ananie, un des chrétiens damascènes: "cet homme est pour moi un instrument de choix qui portera mon Nom devant les nations, les rois et les enfants d'Israël [...]".
Paul rejoignit bientôt Barnabé à Antioche vers 40-41. Appelée aujourd'hui Antakya et située en Turquie, l'antique Antioche-sur-l'Oronte n'est plus que l'ombre d'elle-même, une bourgade somnolente à l'ombre du Croissant. Mais à l'époque romaine, l'ancienne capitale des Séleucides était la grande métropole hellénisée de la province de Syrie, la capitale du diocèse d'Orient à partir du IV° siècle, la troisième ville de l'Empire après Rome et Alexandrie, avec peut-être 200 000 habitants (voire 500 000 selon certaines estimations). Une importante communauté juive hellénisée, moins célèbre que celle d'Alexandrie, y vivait. Paul et Barnabé, ce dernier originaire de Chypre, étaient eux-mêmes des juifs de culture grecque. Ils étaient donc tout indiqués pour prêcher parmi leurs coreligionnaires de la métropole syrienne. Leur succès fut rapide, et l'Eglise d'Antioche s'affirma bientôt comme la deuxième après celle de Jérusalem. Et c'est bien à Antioche que le christianisme naissant se frotta réellement et pour la première fois à l'hellénisme, entamant une aventure théologique et intellectuelle qui devait se révéler d'une prodigieuse fécondité - et également, on le verra, une source inépuisable de controverses. On a coutume de dire que le christianisme tel qu'il s'est construit résulte de "la rencontre entre Jérusalem et Athènes", entre le génie sémite et le génie grec. Au vrai, c'est à Antioche, dans cette Syrie gréco-araméenne, que la rencontre décisive s'est opérée. Et c'est là, me semble-t-il, l'originalité et la force de l'Eglise d'Antioche: un pied dans le monde grec, un pied dans le monde sémite levantin, bref tous les atouts pour réaliser l'admirable synthèse des deux cultures. Alors que l'Eglise de Rome allait développer une identité toute latine, celle de Constantinople une identité toute grecque, avec dans les deux cas une dimension impériale, l'Eglise d'Antioche avait l'avantage de la proximité avec le foyer palestinien des origines, en même temps qu'une ouverture plus aisée vers l'Orient non-romain qui allait donner au christianisme sa dimension universaliste et non seulement gréco-romaine et méditerranéenne. Toutefois, cette dualité culturelle allait aussi poser des problèmes.
En attendant, Saint Paul fit d'Antioche la base de ses grands voyages missionnaires, lesquels devaient jouer un rôle décisif dans l'implantation du christianisme en Anatolie puis en Grèce (on retrouve là l'atout que représentait la culture hellénisée de Paul). Après plusieurs années à prêcher dans les villes des provinces méridionales d'Asie Mineure (Pamphylie, Pisidie, Lycaonie), Paul repassa par Antioche vers 48 avant de prendre part au fameux concile de Jérusalem qui devait régler la question des chrétiens d'origine païenne et de leur rapport à la Loi juive: ces non-juifs séduits par le message du Christ devaient-ils être circoncis et adopter l'intégralité des prescriptions suivies par les juifs? Paul et Barnabé soutinrent que la foi en Jésus était suffisante et qu'il n'y avait pas de raison d'imposer la circoncision et autres obligations de la Loi juive aux convertis issus du paganisme. La décision était d'une importance capitale, et l'on peut se dire que sans cela, le christianisme serait peut-être resté une secte juive parmi d'autres. En faisant le choix de l'universalisme - qui signifiait aussi à terme une rupture avec le judaïsme - les autorités de l'Eglise primitive préparaient le succès futur de la nouvelle religion. Et Paul joua un rôle décisif dans le choix de cette orientation. Nul doute que son expérience au contact des communautés d'Antioche et d'Anatolie l'avait influencé. Précisons d'ailleurs que Paul n'a jamais pour autant renié sa propre judéité. Il s'affirmait de race hébraïque, issu de la tribu de Benjamin. Aucune des treize épîtres de Saint Paul ne s'adresse à une communauté chrétienne de Syrie, et pourtant le rôle de l'apôtre des gentils (ou des nations) dans la consolidation et le développement de l'Eglise d'Antioche est loin d'être négligeable.
Après la destruction de Jérusalem par les armées romaines en 70, Antioche devient le principal centre de la chrétienté en Méditerranée orientale, d'autant que des judéo-chrétiens se réfugient dans la métropole syrienne. Au début du II° siècle de notre ère, Saint Ignace occupe le siège épiscopal d'Antioche. Martyrisé à Rome en 117, cet évêque a laissé un corpus de lettres qui nous renseigne sur les premiers temps de l'Eglise antiochéenne. Dans son épître aux Tralliens (habitants d'une cité à l'ouest de l'Anatolie), Ignace propose la première formulation du Credo (appelé pour cette raison Credo d'Antioche). Retenons ce passage: "Son Père l'ayant ressuscité, comme à sa ressemblance, il [Jésus] nous ressuscitera". On voit là une des premières tentatives de résoudre une des questions fondamentales du christianisme, à savoir les problèmes philosophiques posés par la Sainte Trinité, en l'espèce la question du rapport entre le Père et le Fils. Parallèlement, Ignace voit poindre les premières hérésies, en l'occurrence le docétisme qui paraît avoir été bien implanté à Antioche et dans ses environs. Cette doctrine privilégie la nature divine du Christ au détriment de sa nature humaine. Cette question des deux natures du Christ sera l'autre grand enjeu théologique des premiers siècles du christianisme. Dans la seconde moitié du III° siècle, Paul de Samosate accède à l'épiscopat d'Antioche (vers 262). Lui défend la doctrine de l' "adoptionnisme" à savoir que Jésus devient Dieu progressivement, par "adoption". Cette fois, c'est la dimension humaine du Christ qui est privilégié. Vers 267-268, un concile de soixante-quinze évêques dépose Paul de Samosate qui fait de la résistance. Dès lors, on peut s'interroger sur la réalité du portrait très noir qui est brossé de cet évêque: accusé d'être cupide et ambitieux, il aurait cumulé sa fonction épiscopale avec celle de responsable des impôts! Il est également soupçonné de débauche et présenté comme ayant favorisé un relâchement des moeurs au sein du clergé antiochéen. Mais ces reproches ne seraient-ils pas l'expression d'une forme de damnatio memoriae? Peut-être y a-t-il en arrière-plan de cette affaire des conflits politiques au sein des notables d'Antioche: Paul de Samosate paraît avoir reçu le soutien de la reine de Palmyre, la fameuse Zénobie, alors à la tête des provinces orientales de l'Empire romain en situation de quasi-sécession. En 272, Paul fut chassé de la maison épiscopale par l'empereur Aurélien, vainqueur de Zénobie, que les chrétiens hostiles à l'évêque déposé étaient venus solliciter...
L'élan missionnaire initié par Saint Paul (mort entre 64 et 68) ne se tarit point: c'est à partir d'Antioche que le christianisme pénétra en Mésopotamie, en Perse, en Arménie. A la fin du II° siècle, la roi Abgar IX d'Osroène se convertit à la nouvelle religion sous l'influence de missionnaires venus d'Antioche. Situé à l'est de l'Euphrate, le royaume d'Osroène occupe une bonne partie de la Haute Mésopotamie et forme en quelque sorte un état tampon entre l'Empire romain et l'Empire iranien des Parthes, lesquels sont supplantés par les Sassanides en 224. La capitale de l'Osroène, Edesse, accueille une Eglise qui prend rapidement de l'importance. Contrairement à la partie occidentale de la Syrie, à l'ouest de l'Euphrate, l'Osroène est beaucoup moins hellénisée, et compte moins de villes. La langue et la culture araméennes y dominent, et les groupes nomades - certains d'origine arabe - y jouent un rôle important. De fait, la christianisation de la région redonne un nouveau souffle à la langue et à la culture araméennes, dans sa variante appelée "syriaque". A la même époque, une communauté chrétienne s'implante à Doura-Europos, sur le Moyen Euphrate, où des vestiges de lieux de culte chrétiens ont été mis au jour par les archéologues. A la fin du II° siècle, le christianisme est loin d'avoir séduit toute la population vivant en Syrie, mais un réseau dense de communautés chrétiennes s'est constitué: les villes de la tétrapole syrienne, Antioche, Séleucie de Piérie, Apamée et Laodicée (l'actuelle Lattaquié) ont chacune leur Eglise, et probablement leur évêque. Dans l'antique Phénicie, des communautés chrétiennes sont signalées à Tripoli, Sidon et Tyr. A l'est de l'Euphrate, on a cité Edesse, on peut y ajouter Nisibe. Les dialectes araméens sont répandus dans toute la Mésopotamie, où les missionnaires venus d'Edesse et de Nisibe diffusent aisément la nouvelle religion. En Basse Mésopotamie, un évêché - promis à un grand avenir - a été créé à une date indéterminée à Séleucie-Ctésiphon (à 35 km au sud-est de Bagdad), une des capitales de l'Empire parthe, et relève de la juridiction de l'Eglise d'Antioche. En revanche, le titre de "patriarche" porté plus tard par les évêques d'Antioche n'est pas attesté avant la toute fin de l'Antiquité.
Le temps des hérésies et des divisions (IV°-VI° siècles)
Dès le II° siècle apparaissent les premières dissidences au sein du christianisme primitif. Je ne vais pas trop m'étendre sur ce que l'on nomme les "sectes gnosticistes". Ces groupes, d'ailleurs divers, ont en commun de croire qu'une "gnose", c'est-à-dire une connaissance cachée, peut être tirée des enseignements de Jésus, et des "maîtres" qui se réclament de lui. De ce que je comprends, les maîtres gnostiques ont trouvé une certaine audience auprès d'un public hellénisé, vaguement familier de la philosophie grecque, en Egypte et en Syrie surtout. Ils ont alors élaboré toute une théologie qui paraît aussi indigeste qu'extravagante. Mais l'historien doit se montrer prudent, car, à la vérité, ces sectes gnosticistes sont fort mal connues. Les principales informations les concernant émanent en effet de leurs adversaires "orthodoxes" (au sens premier du terme: "ceux qui sont dans le droit chemin", théologiquement parlant s'entend) appartenant à l'Eglise "catholique-orthodoxe" pourrait-on dire, et que je nommerai pour ma part "Eglise unitaire". Pour les sources directes, il n'y a pas grand-chose à se mettre sous la dent, à part la douzaine de codex de papyrus découverts en 1945 à Nag Hammadi, en Haute Egypte. Le problème est que leur datation n'est pas clairement établie (II° siècle? III° siècle?) et que personne ne sait à ce jour avec certitude à quelle courant du gnosticisme se rattachent ces textes. Il convient cependant de souligner que les thèses gnostiques ont rencontré un certain succès dans les communautés du christianisme naissant, si l'on en juge par la virulence avec laquelle elles furent combattues par les tenants de l'orthodoxie. Simon le Magicien, un Samaritain [3] du 1er siècle, et Valentin, un Egyptien du II° siècle, comptent parmi les plus importants des maîtres gnostiques. A la fin du IV° siècle encore, des membres de la secte fondée par Valentin sont signalés à Callinicum, sur l'Euphrate, où une de leurs églises est détruite lors d'une émeute. Dans la première moitié du V° siècle, d'autres gnostiques, les messaliens, sont présents dans la région d'Edesse.
Plus importante encore fut l'Eglise fondée par Marcion de Sinope (mort vers 160). Ce riche chrétien originaire du Pont, en Anatolie, fut frappé par l'apparente contradiction entre le Dieu de la tradition juive, dur, jaloux, impitoyable parfois, et le Dieu de l'enseignement christique, Dieu d'amour et de pardon. Marcion rejeta donc ce qu'on appelle l'Ancien Testament, et semble avoir été à l'origine d'une première tentative pour formaliser un "Nouveau Testament" fondé sur une version raccourcie de l'Evangile selon Luc et sur les épîtres de Saint Paul. Ayant rompu avec l'Eglise de Rome - il s'était installé dans la capitale - Marcion fonde alors une Eglise concurrente, bien structurée et bien organisée. Cette Eglise dite "marcionite", rivale de l'Eglise unitaire, semble avoir prospéré jusqu'au III° siècle au moins. Elle décline ensuite, mais des communautés marcionites sont encore attestées en Syrie au début du V° siècle, à Cyrrhus (nord-ouest, près de l'actuelle frontière avec la Turquie) et à Edesse où les évêques locaux les combattent. Les manichéens sont également présents en Syrie comme ailleurs. Ce sont néanmoins les querelles autour de la double nature du Christ qui vont provoquer les scissions les plus importantes, même si les questions théologiques recouvrent parfois des problématiques politiques. Sur le papier, au V° siècle, le patriarcat d'Antioche est le plus important après celui d'Alexandrie: il exerce sa juridiction sur une vingtaine de métropolites (équivalents orientaux des archevêques, en tant qu'évêques d'une "métropole", c'est-à-dire d'une cité capitale de province, l'organisation ecclésiastique étant calquée sur l'administration civile impériale) et près de cent vingts évêques. Néanmoins, le V° et le VI° siècle correspondent à une période d'affaiblissement de l'Eglise d'Antioche.
C'est tout d'abord l'Eglise de Perse (c'est-à-dire celle présente dans l'Empire sassanide, surtout en Mésopotamie) qui se détache d'Antioche, pour des raisons politiques. Entre 340 et 383, les chrétiens de Mésopotamie subissent de dures persécutions, car ils sont accusés de constituer une "cinquième colonne" favorable à l'Empire romain, à une époque où le christianisme acquiert progressivement dans celui-ci un statut de "religion impériale" avant d'être institué religion officielle par Théodose dans les années 390. S'ensuit une période de paix relative durant laquelle l'Eglise de Perse se structure et se consolide. Elle se dote d'un primat portant le titre de catholicos qui s'établit à Séleucie du Tigre, la grande cité hellénistique de Babylonie. On parle également du siège de Séleucie-Ctésiphon, car Ctésiphon, une des capitales de l'Empire perse, se trouve à proximité, de l'autre côté du Tigre. Dans un premier temps, le catholicos demeure sous la juridiction du patriarche d'Antioche mais, aux conciles de Séleucie en 410 puis de Markabta en 424, l'Eglise de Perse choisit de prendre son indépendance, pour ne plus être accusée d'être un agent de l'ennemi romain dans un contexte de reprise des hostilités entre les deux empires. D'un point de vue théologique, l'Eglise de Perse adhère aux thèses de Nestorius (ou Nestorios), patriarche de Constantinople, d'où son appellation d' "Eglise nestorienne". La doctrine nestorienne, originaire d'Antioche, est condamnée à cette époque dans l'Empire romain, nous y reviendrons. L'Eglise de Perse connaît un essor prodigieux dans le courant du Moyen Âge: outre la Mésopotamie et l'Iran, qui forment sa zone d'implantation initiale, elle essaime jusqu'en Asie Centrale - où elle convertit certains groupes de Mongols, d'où la présence de chrétiens nestoriens dans l'armée et dans l'entourage de Gengis Khan et de plusieurs de ses successeurs - en Chine et en Inde (voir carte ci-dessous). Le raidissement de l'islam à la toute fin du Moyen Âge, et la réislamisation parfois violente opérée dans certains secteurs entraîne le déclin de cette Eglise. Pendant la Première Guerre Mondiale, la dernière communauté importante de cette Eglise, à savoir les Assyriens surtout présents aux confins de la Syrie, de l'Irak et de la Turquie actuels, est victime de massacres de grande ampleur - le terme "génocide" est évoqué - perpétrés par les Ottomans et leurs supplétifs kurdes. Aujourd'hui, le métropolite de Séleucie-Ctésiphon, catholicos et patriarche de l'Orient, a son siège à Erbil, dans le Kurdistan irakien, qui apparaît comme un relatif havre de paix pour les chrétiens.
Extension de l'Eglise nestorienne au Moyen Âge (source: Wikipédia)
Au même moment, l'Eglise unitaire de l'Empire romain est déchirée par les luttes entre monophysites et dyophysites. Pour faire simple, et sans entrer dans les subtilités théologiques, les monophysites sont les chrétiens qui pensent que la nature divine et la nature humaine du Christ ont en quelque sorte "fusionné" en une seule nature ("mono" en grec veut dire "un seul"). Les monophysites, au début du V° siècle, dominent en Egypte, dans le patriarcat d'Alexandrie, et sont nombreux en Syrie, principalement parmi les chrétiens de langue syriaque. Au contraire, les dyophysites insistent sur les deux natures du Christ (sans qu'il soit clairement établi si l'une l'emporte sur l'autre, et si oui laquelle, ce qui ouvre la voie à de nouvelles controverses). Les dyophysites dominent à Antioche et, dans un premier temps à Constantinople, puisque Nestorius, formé à Antioche, est élevé au patriarcat de Constantinople en 428. Nestorius défend l'idée que les deux natures du Christ sont séparées, et que Marie n'est que la mère de la "part" humaine. Il propose donc de qualifier Marie de "Christotokos" ("qui a engendré le Christ") plutôt que de "Théotokos" ("qui a engendré Dieu"). Ces subtilités langagières suffisent à mettre le feu aux poudres. Le patriarche d'Alexandrie, Cyrille attaque violemment son collègue. Un concile est convoqué à Ephèse en 431, et Nestorius est déposé, puis renvoyé dans son monastère d'origine à Antioche, avant d'être, sur ordre de l'empereur Théodose II, exilé en Haute Egypte où il meurt en 451, avant d'avoir pu prendre part au concile de Chalcédoine qui se déroule cette même année. A Chalcédoine, le monophysisme est condamné et le dyophysisme consacré doctrine officielle de l'Eglise unitaire, dans une version plus modérée que celle défendue par Nestorius (qui se serait peut-être rallié à la formule chalcédonienne s'il avait vécu). En effet, le texte final du concile établit qu'il existe "un seul Fils reconnu en deux natures, sans confusion, sans changement, sans séparation [pour Nestorius, les deux natures étaient séparées], la différence des natures n'était nullement supprimée par l'union [réfutation de la thèse monophysite], mais la propriété de chaque nature étant bien plutôt sauvegardée, et concourant à une seule personne et une seule hypostase". On mesure là toute la complexité des débats christologiques de la fin de l'Antiquité, sous l'influence de la philosophie grecque. On constate également une recherche de compromis qui permettrait de satisfaire par exemple des monophysites modérés.
En Egypte, les conclusions de Chalcédoine sont rejetées et le patriarcat d'Alexandrie est bientôt en état de schisme avec l'Eglise unitaire, ouvrant la voie à la création de l'Eglise copte orthodoxe (mais qui ne fait pas partie des Eglises communément appelées "orthodoxes", lesquelles usent du rite byzantin et reconnaissent comme valides les décisions du concile de Chalcédoine). En Syrie, l'application du concile de Chalcédoine est également loin de faire l'unanimité. Alors que Flavien II, suspecté de nestorianisme, est déposé en 512, un certain Sévère, soutenu par le métropolite Philoxène de Mabboug (Hiérapolis pour les Grecs, aujourd'hui Manbij, dans le gouvernorat d'Alep), chef de file des Syriaques monophysites, et avec l'appui de l'empereur romain d'Orient Anastase (491-518) qui penche pour le monophysisme, le remplace comme patriarche d'Antioche. Cet évêque est hostile à Chalcédoine et diffuse le monophysisme [4] en Syrie, avec l'aide de nombreux moines et évêques. Mais en 518, à l'avènement de l'empereur Justin 1er, chalcédonien convaincu, Sévère dut abandonner son siège et s'exiler en Egypte. Philoxène de Mabboug fut également déposé et exilé en Thrace puis en Anatolie. Le successeur de Sévère, le chalcédonien Paul (mort en 521), se signale par sa violente répression à l'encontre des monophysites de Syrie. Ce prélat va jusqu'à solliciter l'armée pour arrêter l'évêque monophysite d'Edesse. Il est accusé de recourir à l'assassinat, à la torture, à la déportation et au bannissement. Sa brutalité outrepasse les volontés de l'empereur, attaché à la stabilité des provinces frontalières. L'Eglise d'Antioche sort profondément divisée de ces crises, de nombreux monastères - surtout de langue syriaque - demeurant attachés au monophysisme, alors que le siège patriarcal est désormais solidement tenu par des chalcédoniens. A cette longue crise entre monophysites et chalcédoniens dyophysites, s'ajoute la création du patriarcat de Jérusalem au profit de son évêque Juvénal qui intrigua pour obtenir cette dignité au milieu du V° siècle. Les évêchés des trois provinces de Palestine échappèrent désormais à la juridiction d'Antioche (voir carte ci-dessous). L'Eglise de Chypre, d'abord rebelle, finit quant à elle par obtenir son autocéphalie (indépendance) de l'empereur d'Orient Zénon (474-491), et le patriarche d'Antioche dut renoncer à son autorité sur le grande île. Antioche et la Syrie, jadis un des plus importants centres du christianisme naissant, étaient devenues le symbole des divisions et des luttes inexpiables entre chrétiens.
En 527, à la mort de Justin 1er, son neveu Justinien 1er devient le nouvel empereur romain d'Orient, pour un long règne qui dure jusqu'en 565. Justinien est surtout connu pour ses guerres contre les Barbares d'Occident, Vandales et Goths, qui lui permettent de reconquérir l'Afrique du nord, l'Italie, la Dalmatie et le sud de la péninsule ibérique, réunissant ainsi sous son autorité, une dernière fois, une grande partie de l'ancien Empire romain. Justinien est moins connu pour sa politique religieuse, qu'il pousse à un degré inédit d'intolérance et de répression, même si l'adoption du christianisme comme religion officielle a conduit les empereurs sur la voie de la pérsécution dès le règne des fils de Constantin au IV° siècle. Mais Justinien et son épouse très écoutée, Théodora, ont la particularité d'avoir des conceptions théologiques diamétralement opposées: Justinien est un chalcédonien convaincu, comme son oncle, alors que l'impératrice penche pour le monophysisme, qu'elle cherche à favoriser. Au moment où Justinien prend le pouvoir, un nouveau patriarche débute son pontificat à Antioche, Ephrem, ancien haut fonctionnaire impérial. Comme l'empereur, c'est un fervent soutien de la doctrine chalcédonienne. Mais on l'a dit, en Syrie, les monophysites partisans de l'ancien patriarche Sévère (et appelés pour cette raison "sévériens") sont encore très nombreux, même au sein de l'épiscopat. En 531, Ephrem est attaqué dans son propre palais. Théodora pousse pourtant Justinien à des gestes d'apaisement: des moines monophysites sont autorisés à reconstruire et à se réinstaller dans leurs monastères détruits sur ordre de Paul et d'Ephrem. L'impératrice accueille même cinq cents moines monophysites de Mésopotamie dans son palais! En 531-532, une délégation d'évêques monophysites syriens se rend à Constantinople, et réaffirme son rejet du nestorianisme comme des décisions de Chalcédoine, tout en proclamant son indéfectible attachement à l'empereur. Justinien organise alors une conférence de trois jours: cinq évêques chalcédoniens débattent avec six ou sept évêques monophysites. Le patriarche déchu Sévère est invité à Constantinople, mais il refuse de participer à la conférence. Aucun accord n'est trouvé au terme des débats, même si les différences théologiques entre chalcédoniens et monophysites sévériens paraissent assez minces. Il y a désormais derrière ces querelles des enjeux politiques et - j'ose le mot - identitaire: Egyptiens et Syriens peinent à admettre que l'orthodoxie se définit désormais à Constantinople. Seul l'évêque monophysite Philoxène de Dolichè (neveu de Philoxène de Mabboug) se rallie au camp chalcédonien. L'empereur tente en vain de trouver un compromis. Appuyés par Théodora, les monophysites réussissent à placer Anthime, l'un des leurs sur le siège patriarcal de Constantinople en 535. Les partisans de Chalcédoine, patriarche d'Antioche en tête, sentent le danger - les monophysites contrôlent les sièges d'Alexandrie et de Constantinople - et réagissent en faisant appel au pape Agapet.
Le pontife romain se rend en personne à Constantinople en 536 et obtient la démission d'Anthime puis son remplacement par un chalcédonien. Il demande également la tenue d'un concile à Constantinople qui se tient sans lui, puisqu'il décède peu après son arrivée dans la capitale de l'Empire d'Orient. Les partisans de Chalcédoine triomphent lors du concile: Sévère et ses partisans sont condamnés. L'ancien patriarche d'Antioche est même emprisonné et, s'il parvient à s'enfuir avec la complicité de l'impératrice Théodora, il mène désormais une vie de fugitif en Egypte jusqu'à sa mort en 538. La patience de Justinien est à bout. Une nouvelle vague de répression s'abat sur les monophysites. Le patriarche Ephrem la dirige en Syrie: accompagné d'une troupe de soldats, il entame une tournée qui le mène à Chalcis (sans doute Qinnasrîn en Syrie du nord), Bérée (Beroea en latin, l'actuelle Alep), Hiérapolis (nom grec de Mabboug, actuelle Manbij), Batnae, Edesse, Sura (sur l'Euphrate, à l'est d'Alep), Callinicum (actuelle Raqqa), Théodosioupolis (Ras al-Aïn (nord-est de la Syrie, près de la frontière avec la Turquie), enfin Constantina (appelée Tella en syriaque, située à l'est d'Edesse, au sud de la Turquie actuelle) et Amida (actuelle Diyarbakir en Turquie) qui était la ville natale d'Ephrem (voir carte ci-dessous pour localiser la plupart de ces cités). Avec une grande brutalité, le patriarche d'Antioche chasse les moines de leurs établissements et fait emprisonner les récalcitrants. Michel le Syrien, patriarche de l'Eglise jacobite au Moyen Âge, parle de trente-quatre évêques déposés et un millier de moines déportés. Ces chiffres sont invérifiables, mais ils témoignent de l'ampleur de la répression et du souvenir qu'elle laissa chez les monophysites syriaques (aussi appelés jacobites). Jean, évêque monophysite de Tella, était un des principaux chefs de la dissidence. Il se réfugia dans l'Empire perse, sur le Mont Sinjar. Ephrem obtint du gouverneur perse de Nisibe qu'il capturât Jean et qu'il le lui livrât en 537. Jean mourut en prison quelques mois plus tard. Pour en finir, Ephrem tint à Antioche un synode en 538 où la condamnation de Sévère et de ses idées fut renouvelée. Ephrem mourut en 545 et laisse l'image d'un homme intransigeant jusqu'à l'excès. Il est possible cependant que sa rudesse ait contribué à sauver le parti chalcédonien en Syrie, et il faut rappeler que les monophysites eux-mêmes ne répugnaient pas à utiliser la violence.
Carte du diocèse romain (regroupement de provinces) d'Orient au V° siècle. Sa capitale se trouve à Antioche. A l'origine, la juridiction du métropolite (puis patriarche) d'Antioche s'étendait à l'essentiel de ce territoire (auquel s'ajoutent les territoires à l'est de la frontière, avant la séparation d'avec l'Eglise de Perse). La création du patriarcat de Jérusalem (milieu V° siècle) lui ôte les trois provinces de Palestine; l'Eglise de Chypre prend son indépendance (fin du V° siècle). Ce que j'appelle dans l'article "Syrie romaine" au sens large comprend, outre les deux provinces de Syrie, les deux Phénicies, l'Euphratène, l'Osroène et la Mésopotamie. Toutes les villes indiquées ou presque ont un évêque à la fin de l'Antiquité. (Source: Wikipédia)
Naissance de l'Eglise syriaque orthodoxe [5] dite "jacobite"
Jean de Tella avait commencé à créer un clergé monophysite distinct de celui de l'Eglise unitaire chalcédonienne, en ordonnant des prêtres (170 000 selon le prélat monophysite Jean d'Ephèse! le nombre paraît excessif). Mais jusqu'à présent, les chefs du parti monophysite, Sévère dont on a parlé, et son collègue Théodose, patriarche d'Alexandrie déposé et réfugié à Constantinople sous la protection de Théodora, s'étaient toujours refusés à ordonner clandestinement des évêques. Leur objectif était de rallier l'Eglise unitaire "orthodoxe-catholique" à la doctrine monophysite sévérienne, non de constituer une Eglise schismatique. Après la mort de Sévère en 538, Théodose fait figure de principal chef de file des monophysites. Malgré sa réticence initiale, il se décide finalement, poussé par les circonstances et l'impatience de certains de ses partisans, à créer une Eglise dissidente dotée d'une hiérarchie parallèle à celle de l'Eglise unitaire chalcédonienne. Aréthas V (Al-Harith ibn Jabalah en arabe), prince des Ghassanides de 529 à 569, dirige une confédération de tribus arabes chrétiennes qui étend son autorité depuis la province romaine d'Arabie (ouest de l'actuelle Jordanie) au sud, jusqu'à l'Osroène (région d'Edesse) au nord (voir carte ci-dessus). Vers 542, le prince arabe demande qu'on lui envoie deux évêques. Mais comme la plupart de ses sujets sont monophysites, Aréthas adresse sa demande à l'impératrice Théodora afin d'obtenir qu'on place deux monophysites sur les sièges épiscopaux en question. Etrangement "on" accéda à sa demande, sans qu'il soit clairement établi si Théodora agit de son propre chef, à l'insu de son époux, ou si Justinien jugea plus prudent de satisfaire un allié précieux aux confins orientaux de l'Empire. Théodose, sollicité, ordonna donc deux évêques monophysites, aidé par d'autres prélats présents à Constantinople, le droit canon prévoyant en effet qu'il faut trois évêques pour en ordonner un quatrième: un certain Théodore pour le siège de Bostra (métropole de la province d'Arabie), et Jacques Baradée (c'est-à-dire "Jacques la Guenille") pour Edesse, métropole de la province d'Osroène. Jacques Baradée ne prit jamais réellement possession de son évêché, d'ailleurs occupé par un évêque chalcédonien.
En fait, la tâche de Jacques Baradée fut de créer une structure ecclésiastique dans tout l'Orient romain. Il s'acquitta de cette mission à partir de 543 avec zèle, et d'une manière pour le moins assez rocambolesque. Accompagné de Conon, évêque de Tarse, et d'Eugène, évêque de Séleucie (probablement Séleucie d'Isaurie, sur la côte sud de l'Anatolie, aujourd'hui Silifke en Turquie) - puisqu'il faut trois évêques, rappelons-le, pour ordonner un autre évêque - Jacques Baradée parcourt inlassablement l'Empire. Déguisé la plupart du temps, souvent vêtu de haillons (d'où son surnom), il arrive discrètement dans les villes et les villages, assemble les monophysites du lieu, procède à l'élection d'un évêque et l'ordonne dans la foulée, avant de disparaître promptement. La police impériale le traque, Justinien met sa tête à prix, en pure perte. Jacques Baradée aurait ordonné 100 000 prêtres, ce qui est moins que Jean de Tella... mais pas plus vraisemblable. En revanche, il est avéré qu'il a ordonné deux patriarches d'Antioche et pas moins de vingt-sept évêques, sept pour l'Asie Mineure, huit pour le diocèse d'Orient (correspondant aux territoires des patriarcats d'Antioche et de Jérusalem, voir carte ci-dessus) et douze pour l'Egypte, où les monophysites ont pour ainsi dire gagner la partie. En 557, Jacques Baradée ordonne Serge de Tella - qui ne semble pas apparenté à Jean de Tella, mais on voit que la province de Mésopotamie, avec Amida et Tella/Constantina était un bastion du monophysisme sévérien, Jacques Baradée étant aussi natif de Tella - comme patriarche d'Antioche, puis, après sa mort en 561, le remplace par Paul le Noir. Ces deux évêques peuvent être considérés comme les premiers patriarches de ce que l'on nommera désormais l'Eglise syriaque orthodoxe, également appelée Eglise jacobite en hommage à l'infatigable activité de Jacques Baradée dans sa constitution.
Parmi les évêques consacrés par ses soins, il convient de mentionner Jean, archevêque d'Ephèse, reconnu par les nombreux monophysites de Carie et de Pamphylie (sud-ouest et sud de l'Anatolie). Natif d'Amida, Jean est manifestement de culture syriaque. Ordonné diacre par Jean de Tella, il appartient durant plusieurs années à une de ces nombreuses communautés monastiques monophysites des confins orientaux de la Syrie romaine, où il fut d'ailleurs victime de la répression menée par le patriarche d'Antioche Ephrem dans les années 530. En 542, Jean fut chargé par l'empereur Justinien de combattre le paganisme et les hérésies en Asie Mineure, tâche dont il s'acquitta avec une grande violence. Il aurait fait torturer certains hauts dignitaires, et un ancien préfet du prétoire aurait été acculé au suicide car soupçonné de pratiques païennes. Je donne cette information parce que les monophysites, minorité religieuse persécutée par Justinien, en dépit du soutien de Théodora, peuvent à bon droit susciter la sympathie. Mais il ne faut pas oublier qu'ils pouvaient se montrer aussi fanatiques que leurs adversaires chalcédoniens, et tout aussi violents à l'encontre des païens ou même des juifs. Pour rappel, en 438, le moine monophysite Barsauma et ses compagnons avaient lapidé des juifs qui priaient dans les ruines du temple de Jérusalem. Ils avaient été acquittés par le gouverneur de Césarée... Mais revenons à Jean d'Ephèse: en 558, il fut ordonné archevêque monophysite d'Ephèse par Jacques Baradée qu'il avait rencontré vers 535. Jean d'Ephèse ne fut pas inquiété sous Justinien, mais sous le successeur de ce dernier, Justin II, il se retrouva en prison. Il est l'auteur d'une Histoire ecclésiastique qui nous éclaire sur les conflits religieux de l'Orient romain au VI° siècle, ainsi que d'une biographie de Jacques Baradée, textes rédigés en syriaque. Il mourut vers 585.
Malgré ses déboires, Justinien ne renonçait pas à ses tentatives de compromis entre chalcédoniens et monophysites sévériens (qui étaient dominants en Syrie, en Egypte c'est une autre histoire car il existait un parti monophysite plus radical autour de Julien d'Halicarnasse, je n'entre pas dans les détails). En 557, Jacques Baradée et des moines monophysites sont conviés à Constantinople pour de nouvelles conférences, qui échouent tout autant que les précédentes. Justin II, en 571, fait une énième tentative qui se solde de même par un échec. Toutefois, l'Eglise jacobite, si elle a constitué une véritable hiérarchie et dispose d'un réseau d'évêques, évolue de facto dans une semi-clandestinité: la plupart de ses évêques n'occupent pas réellement leur siège épiscopal. Jacques Baradée n'a guère passé de temps à Edesse. Jean d'Ephèse n'a possiblement jamais mis les pieds à Ephèse, et il semble que ce soit depuis Constantinople qu'il dirige les communautés monophysites de Carie et de Pamphylie. Ni Serge de Tella ni Paul le Noir n'ont occupé le palais épiscopal d'Antioche. Partout, les évêchés sont tenus par des chalcédoniens soutenus par le pouvoir impérial. L'Eglise jacobite est principalement une Eglise monacale: c'est dans les couvents, dans les monastères, souvent ruraux, à l'écart des villes mieux tenues par l'Eglise unitaire, que se trouvent les forces vives de l'Eglise syriaque orthodoxe. Beaucoup d'évêques jacobites résident dans ces monastères. Il faut dire que le monachisme a connu un succès certain en Syrie et en Mésopotamie, on va y revenir. Jacques Baradée, malgré ses incontestables succès, connut lui aussi d'amères déconvenues: Serge de Tella, qu'il avait ordonné patriarche d'Antioche, pencha dans ses dernières années pour un courant jugé hérétique par les monophysites sévériens. Avec Paul le Noir, le second patriarche d'Antioche qu'il ordonna en 564, les choses ne se passèrent pas beaucoup mieux: bien que moine dans la région de Mabboug/Hiérapolis, Paul était Egyptien d'origine et, en 566, il brigua le patriarcat d'Alexandrie! Puis en 571, il approuva un accord de réconciliation avec l'Eglise unitaire, s'attirant les foudres de Jacques Baradée qui l'excommunia. Paul ne tarda pas à se rétracter et fut emprisonné. Lorsque Jacques Baradée mourut en 578, les discordes au sein de l'Eglise monophysite n'étaient nullement éteintes, et les braises de la division couvaient encore. La naissance de l'Eglise syriaque orthodoxe s'était produite dans la douleur, entre répression et querelles intestines, mais cette Eglise dissidente existait bel et bien. Et elle existe toujours.
[1] Et comme les symboles ont leur importance, voici le logo du HTC:
On peut reconnaître, si je ne m'abuse, l'entrée de la mosquée des Omeyyades. On mesure là à quel point la religion musulmane est au coeur du projet "national" des islamistes dits "modérés" du HTC. Quid des chrétiens?
[2] La "protestantisation" du catholicisme en France - qui est un des avatars de l'américanisation galopante de notre pays - apparaît sur d'autres plans, notamment par l'adoption du libéralisme anglo-saxon par bon nombre de gens qui vont régulièrement à la messe. On voit d'ailleurs se développer parfois un étrange mélange de traditionalisme catholique et de néolibéralisme débridé flirtant avec un libertarianisme à l'américaine. Faut-il le rappeler, l'Eglise catholique, si elle n'est pas hostile à la bourgeoisie, est antilibérale: il existe une doctrine sociale de l'Eglise, qui ne fut pas sans influence sur certains tenants de l'étatisme en France, comme le général de Gaulle. Il y a de toute façon une forme de contradiction à vouloir la liberté totale pour les entrepreneurs, qui débouche inévitablement sur le culte du fric, et en même temps un sévère contrôle des moeurs. Le capitalisme libéral engendre un individualisme qui ne saurait être fractionnable. "Libéral-conservateur" a peut-être un sens dans un pays protestant, et encore, mais pas dans un pays catholique. Un vrai catholique, à mes yeux en tout cas, ne peut que s'accommoder d'un libéralisme modéré, et regarder avec beaucoup de réserve le triomphe de Mammon.
[3] Les Samaritains sont les descendants des Hébreux exclus du judaïsme car accusés de s'être mêlés aux Assyriens, conquérants du royaume d'Israël (ou royaume du Nord) en 722 av. J.-C. Cela nous rappelle que la religion juive a une dimension raciale plus ou moins prononcée, qu'on le veuille ou non. Mais l'origine de cette scission semble avoir des causes principalement historiques et politiques. En effet, la première trace de "séparation" entre les Hébreux du nord et ceux du sud remonte à l'époque où coexistent les deux royaumes d'Israël et de Juda (ce dernier étant le royaume du Sud), entre le X° et le VIII° siècle avant notre ère. Pour les historiens, la question se pose d'ailleurs aujourd'hui de savoir s'il a réellement existé un "royaume unifié des 12 tribus" au temps de David et de Salomon. Lorsqu'on lit le Livre des Rois de l'Ancien Testament, on est frappé par l'image globalement assez négative du "royaume du Nord" et de ses rois, presque tous consiédérés comme impies, malgré la faveur que Yahvé accorde étrangement à plusieurs d'entre eux. Achab est le plus célèbre de ces rois d'Israël. Pourtant, les deux royaumes semblent bien avoir été "yavhistes", au sens où ils adoraient Yahvé. Seulement, dans le royaume d'Israël, Yahvé paraît avoir été un dieu très important, peut-être un dieu "national", mais point le seul dans un état ouvert aux influences étrangères, et notamment au culte du Baal phénicien. Les rois d'Israël auraient ainsi pu être hénothéistes, c'est-à-dire rendre un culte préférentiel à Yahvé, sans exclure d'autres divinités. Le royaume de Juda, au contraire, évolue vers un monothéisme strict, notamment sous l'action du roi Ezéchias (vers 700 av. J.-C.). Les découvertes archéologiques, comme les témoignages assyriens, tendent toutefois à montrer que, jusqu'à sa chute, le royaume d'Israël fut plus peuplé (après tout, il regroupe dix tribus israélites contre deux pour Juda), plus riche et nettement plus puissant que son modeste voisin méridional, qui aurait pu être un vassal progressivement émancipé. Je renvoie à l'excellent ouvrage de l'archéologue israélien Israël Finkelstein intitulé La Bible dévoilée. Après la captivité de Babylone, lorsque les Perses autorisent les descendants des Judéens à revenir pour rebâtir le Temple de Jérusalem, les hommes de Samarie (nom pris par la région de l'ancien royaume du Nord) viennent proposer leur aide, qui est rejetée. Les Evangiles insistent à plusieurs reprises sur le rejet dont les Samaritains font l'objet de la part des juifs.
[4] Pour être précis, Sévère d'Antioche défend une version du monophysisme appelée "miaphysisme". J'avoue qu'en dépit de mes efforts, je n'ai pas clairement saisi la différence entre les deux. Sévère paraît soutenir l'idée qu'il existe une seule nature, qui est humaine ET divine, alors que le monophysisme originel, celui qui a été condamné au concile de Chalcédoine en 451, soutient que la seule nature du Christ est divine, et que celle-ci a absorbé la nature humaine. J'arrête là mon incursion dans les méandres byzantins de la christologie. Outre l'Eglise syriaque orthodoxe (dite aussi "jacobite") dont il est question dans l'article, le miaphysisme est encore professé de nos jours par les Eglises copte et arménienne.
[5] L'utilisation du mot "orthodoxe" peut surprendre dans le nom de cette Eglise, mais il faut se souvenir que, pour les monophysites, ce sont les tenants du concile de Chalcédoine qui sont "hérétiques"...
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