La France au Rendez-Vous de l'Histoire: l'identité assassinée?
Cet article fera suite au précédent et abordera à nouveau la question lancinante, obsédante, de l'identité française. Cette année 2025, aux Rendez-Vous de l'Histoire (RVH) de Blois, le thème retenu est le suivant: "La France?". Notons d'abord l'importance du titre, dont l'élément essentiel me paraît être le point d'interrogation. Parce que la France n'est pas une évidence, c'est un questionnement, une réalité mouvante, contestable, discutable. Je suis même étonné que les organisateurs n'aient pas intitulé la manifestation "Les Frances?". C'eût été tellement plus inclusif. Une fois n'est pas coutume, je vais me livrer, pour commencer, à un exercice de commentaire de texte. Le texte en question est l'édito rédigé par un inspecteur général d'histoire-géographie, un haut fonctionnaire de l'Education Nationale, placé en introduction du programme pédagogique (conférences proposées aux seuls enseignants) des RVH. Ce texte m'a semblé important parce qu'il illustre à mon avis assez bien le degré de confusion, de conformisme, de démagogie et même de bêtise qui règne dans les couloirs du Ministère de l'Education Nationale, et de manière générale au sein des "élites" françaises. Mais d'abord, par souci d'honnêteté, il me faut reproduire en intégralité le texte, afin que les lecteurs puissent se faire leur idée, et je dirai ensuite ce que m'inspire la prose de Monsieur l'inspecteur général. Pour que les choses soient claires, je précise que le texte en question provient d'un dépliant officiel estampillé du Ministère et adressé aux enseignants. Ce texte est public, par conséquent, je ne trahis aucun secret en le livrant à mes lecteurs. Il est accessible sur le site des RVH, où cependant - un point intéressant - le texte proposé est plus long, la version sur le dépliant étant amputée d'un long paragraphe consacré à de Gaulle et Marc Bloch, à la tonalité peut-être trop nationaliste. Le choix de ne pas reproduire cette partie est éclairante.
"La France? Ce sont des moments français, des espaces français, des guerres françaises. Le chemin d'une identité française à partir d'éléments hétérogènes, différents, opposés, de l'antiquité au Moyen Âge et la formation d'un "Etat" français: un espace et des espaces, un Etat et des frontières, le centre et les "petites patries"; la France qui fait l'Armée et l'Armée qui fait la France, les guerres perdues et les guerres gagnées, la terre et les morts, la mer et les vivants.
La France? Ce sont l'Etat et la Nation, les citoyens et la République. La France? Ce sont une Histoire et des mémoires, une culture et un patrimoine, une langue et des textes; ce sont des livres, des images, des chansons; des emblèmes et des symboles, des monuments aux vivants et des monuments aux morts. La France? C'est la mer et c'est l'au-delà des mers de la France et c'est la France "... au milieu des peuples du Monde". Ce sont donc aussi les autres et c'est la France, au prisme et au miroir des autres.
Autant de questions, autant de réponses, et encore des questions sans réponses.
Parmi ces dernières, il s'agit de savoir comment former des citoyens éclairés, responsables et attachés aux valeurs républicaines. Renforcer sans exclure l'identité nationale et culturelle, c'est faire découvrir aux élèves les grands repères historiques, les figures emblématiques et le patrimoine culturel pour qu'ils comprennent l'histoire et la singularité de la France. Favoriser l'attachement aux valeurs républicaines, c'est transmettre les valeurs qui fondent la République: liberté, égalité, fraternité, afin de construire un sentiment d'appartenance et de respect pour celles-ci.
Promouvoir autant l'ouverture, que le vivre-ensemble, c'est mettre en avant la richesse et la diversité culturelle et géographique de la France, pour préserver et conforter la cohésion sociale et nationale qui en est une résultante, non une obligation. Questionner la laïcité, entendue comme une expression ou une définition d'une forme de singularité de la France.
Développer l'esprit critique, c'est ainsi permettre aux élèves de questionner et d'analyser les enjeux historiques, sociaux et géographiques, pour qu'ils appréhendent de manière éclairée les défis contemporains, pour la France dans le monde. Il s'agit dès lors de former des citoyens ouverts sur le monde, d'éclairer la place de la France dans le contexte mondial et européen, pour qu'ils prennent conscience des relations: entre les nations, les ensembles politiques et les alliances constituées, la mondialisation et la démondialisation, les acteurs, les enjeux et les conflits."
Un mot d'abord sur la forme: le texte est je trouve très mal écrit. L'auteur use et abuse d'énumérations interminables et fourre-tout qui n'ont pas grand sens, qui allient des contraires. C'est voulu bien sûr, mais je ne trouve pas que c'est du plus bel effet. Finalement, la France, c'est un peu tout et n'importe quoi. Plus gênant, il y a manifestement des fautes de syntaxe qui ne permettent pas une bonne compréhension du propos. Par exemple, l'inspecteur général écrit: "C'est la mer et c'est l'au-delà des mers de la France et c'est la France." Je n'ai rien compris à ce passage. La phrase suivante n'est guère plus claire. Il y a des redondances et des lourdeurs (rappelons que le texte s'adresse à des enseignants): "Favoriser l'attachement aux valeurs républicaines, c'est transmettre les valeurs qui fondent la République [...]". Sans blague? La Palice en eût dit autant.
Evoquons ensuite, avant d'en venir au fond, le vocabulaire employé, les mots choisis et ceux que l'auteur a soigneusement omis d'utiliser. Dans la pure conception républicaine - très réductrice à mes yeux - de la France, celle-ci est d'abord un "Etat", mot qui revient trois fois dans les deux premiers paragraphes. Par contre, le mot "Nation" n'apparaît qu'une seule fois pour désigner la France, même si les expressions "identité nationale" et "cohésion nationale" sont présentes (quatrième et cinquième paragraphes). Il est intéressant de noter que le mot "patrie" n'apparaît qu'une seule fois, et au pluriel pour parler des "petites patries" locales, et non de la France. De même, le mot "pays" n'est pas utilisé, mais il est vrai que ce terme n'est guère prisé des scientifiques. Plus significatif je trouve est le fait que le mot "territoire" est complètement absent du texte pour qualifier la réalité géographique de la France. Lui est préféré le mot "espace" (trois occurences dans le premier paragraphe, dont deux au pluriel), terme à la mode en géographie comme en histoire, parce que plus imprécis, plus vague, plus mouvant. C'est à mettre en lien avec le fait que le mot "frontières" n'apparaît qu'une seule fois, dans le premier paragraphe. Le mot "peuple" n'est pas utilisé une seule fois pour qualifier les habitants de notre pays. Evidemment les mots "nation", "peuple", "patrie", "territoire", "pays" font référence à une conception de la France qui fait la part belle aux idées d'enracinement, d'attachement à la terre, à la tradition, à la filiation. On est loin de ce que doit être la France aux yeux des élites d'aujourd'hui, une espèce de communauté abstraite, composée de "citoyens" venus de partout, sans autre lien qu'une vague volonté d'habiter un même "espace". Bref, une France sans véritable racine, une communauté purement morale et politique, même si le texte évoque "le patrimoine" à au moins deux reprises et des "monuments" dans le premier et le second paragraphe. De même l'expression "cohésion nationale" est préférée à "unité nationale".
En revanche, le vocabulaire aseptisé et éculé de la République et de la citoyenneté est très présent. Si le mot "République" n'apparaît qu'une fois, les incontournables "valeurs républicaines" sont citées trois fois (quatrième paragraphe). Le mot "citoyen" revient également à de multiples reprises, aux deuxième, quatrième et sixième paragraphes. Ces citoyens sont "éclairés" (quatrième paragraphe) et "ouverts sur le monde" (dernier paragraphe). On notera d'ailleurs l'insistance sur ce pluriel, comme si la nation, le peuple s'effaçait au profit des "citoyens", une addition d'individus. Nous avons droit, comme on pouvait s'y attendre, à une apologie sémantique de la diversité: l'usage du pluriel ("des espaces français"), la référence à des éléments "hétérogènes, différents, opposés" (premier paragraphe), sans oublier la tarte à la crème du "vivre-ensemble" et de la "diversité culturelle" (cinquième paragraphe). Plus surprenant, la laïcité est évoquée de manière étrange, puisqu'il est question, si j'ose dire, de la "questionner" d'après l'auteur (cinquième paragraphe). Or de questionner à remettre en question, il n'y a souvent qu'un pas. Serait-ce un appel du pied aux Insoumis? M. l'inspecteur général se garde d'aller jusqu'à parler de créolisation, Dieu merci. J'arrête là pour cette sommaire analyse sémantique, qui cependant en dit long. Et je dirai que les mots qui ne sont pas employés sont finalement beaucoup plus révélateurs que ceux qui sont présents dans le texte. J'ai parlé en introduction de "conformisme", eh bien je trouve que le vocabulaire utilisé par l'auteur en est une parfaite illustration. Il n'est même pas absolument certain que M. l'inspecteur général adhère totalement à ces éléments de langage, mais il est de toute façon contraint de s'en servir. Dans la fonction publique, au-delà d'un certain niveau, vous n'avez pas le choix et vous devez communier dans une sorte de bienpensance qui laisse peu de place à "l'esprit critique" que tout le monde encense, mais que bien peu pratique...
J'ai aussi parlé en introduction d'une forme de confusion. Je pense que celle-ci vient en fait d'une volonté, peut-être louable mais parfaitement vaine, de marier la carpe et le lapin. On voit bien que l'auteur du texte essaie tant bien que mal d'associer dans l'identité française des éléments "progressistes" (ouverture, diversité, primat de la citoyenneté...) à des éléments plus "conservateurs" (frontières, nation, patrimoine, "la terre et les morts"...). On pourrait se dire qu'il y a là matière à élaborer une harmonieuse synthèse. Désolé, la sauce ne prend pas. L'ouverture, la diversité, le vivre-ensemble ne saurait s'accommoder de l'unité culturelle et linguistique que l'auteur évoque. A un moment, il faut choisir. Et ce non-choix aboutit - à mes yeux en tout cas - à une sorte de gloubi-boulga indigeste et incohérent. Je pense d'ailleurs qu'on touche à la racine du problème: après plus de trente ans d'idéologie européiste et mondialiste, on est devenu incapable de produire un discours cohérent sur ce qui définit la France en tant que nation. Les éléments "traditionnels" restent assez forts pour qu'on ne puisse pas (encore?) les éliminer complètement, mais ils se retrouvent noyés, pour ainsi dire neutralisés, par les éléments de la novlangue progressiste "post-nationale". Et du coup, on n'ose pas dire que la France n'est pas une nation, qu'elle n'a pas de culture ni de patrimoine, ou qu'elle est dénuée de toute singularité, mais "en même temps" dirait le Président, on ne se risque pas non plus à dire que la France est un territoire délimité par des frontières clairement tracées, un peuple qui a une histoire spécifique avec ledit territoire, et surtout, surtout, que l'histoire de France est une marche continue et quasi-ininterrompue vers l'unité. L'apologie de la diversité ne fait pas partie de l'ADN politique de la France, et ce bien avant la Révolution, car les rois déjà avaient travaillé à réduire les particularismes et autonomies locales. Par contre, on se sent obligé de dire que la France "ce sont les autres, et c'est la France, au prisme et au miroir des autres". Comment peut-on écrire une telle ânerie? Si la France, "ce sont les autres" (lesquels d'ailleurs?), mais alors comment la France pourrait-elle avoir sa culture et sa "singularité"? On voit bien que tout cela ne tient pas debout.
Je suis désolé M. l'inspecteur général, mais je vais avoir l'outrecuidance de vous contredire. Non, pour définir la France, il n'y a pas de "questions sans réponses". Il y a éventuellement des réponses complexes, sujettes à débat, et surtout il y a des réponses qui dérangent l'idéologie dominante à l'Education Nationale et ailleurs, ce n'est pas du tout la même chose. Et pour prolonger la réflexion entamée dans mon précédent article, je voudrais revenir sur les sources auxquelles puise l'idée de nation en France (et plus généralement en Europe), thème que j'ai également abordé dans un débat avec le blogueur Descartes. Dans son édito, M. l'inspecteur général parle du "chemin d'une identité française à partir d'éléments hétérogènes, différents, opposés, de l'antiquité au Moyen Âge". Il n'a pas tort sur ce point. La culture française débute sa genèse au Moyen Âge, indéniablement: c'est durant cette période que la langue française émerge, que certaines de nos plus vieilles institutions - on pourrait citer la Sorbonne - apparaissent, que la toponymie du pays se fixe de manière durable, que les noms de famille s'élaborent, que l'Etat entame son développement. C'est à cette époque aussi que le catholicisme imprègne profondément la société, façonne le calendrier aussi bien que les paysages. Les derniers siècles du Moyen Âge marquent véritablement la naissance de la France comme Etat, comme territoire - pardon "espace" - et comme proto-nation. Mais soyons honnête: on est encore loin de l'idée moderne de nation dans un pays qui, il faut le dire, a été façonné, aussi, par les particularismes féodaux. Je le redis, il ne faut pas s'exagérer l'hétérogénéité culturelle et linguistique de la France médiévale. La religion était la même partout, beaucoup de dialectes étaient intercompréhensibles, la structure sociale n'était pas si différente d'une province à l'autre. Oui, il y avait des coutumes, des organisations familiales, parfois une religiosité spécifiques à telle ou telle région. Mais enfin, l'homme de Picardie ne se sentait peut-être pas aussi étranger à Toulouse ou en Bourgogne qu'on a bien voulu le dire.
L'idée de nation, en revanche, au sens de communauté politique souveraine, est inconnue au Moyen Âge. L'époque médiévale connaît le mot "nation" mais elle lui donne un sens purement géographique voire linguistique. Le terme n'a pas de sens politique car, contrairement à ce que s'imaginent bon nombre de régionalistes de nos jours, le Moyen Âge ne connaît que fort peu de constructions politiques culturellement homogènes. Dans les "états de Bourgogne" au XV° siècle, on parle le bourguignon, le wallon et le picard (dialectes de langue d'oïl, langue romane) mais aussi le flamand et le néerlandais (dialectes du bas-francique, langue germanique). Dans les fiefs du duc d'Anjou à la même époque, on parle angevin (dialecte de langue d'oïl) et provençal (variété de langue d'oc). L'idée d'une communauté politique souveraine, dotée d'une identité culturelle propre, est étrangère à l'esprit médiéval. L'idée de nation au sens moderne du terme s'élabore à partir du XVI° siècle, surtout aux XVII° et XVIII° siècles avant de triompher dans toute l'Europe (et au-delà) aux XIX° et XX° siècles. Et il est clair que si le Moyen Âge offre des références culturelles et institutionnelles qu'on aurait tort de sous-estimer, c'est bien à mon sens dans l'Antiquité qu'il faut chercher les racines de l'idée nationale. Et ce n'est pas un hasard si les références à l'Antiquité fleurissent dans notre pays à partir de la Renaissance, pour devenir prépondérantes au XIX° siècle, alors que le Moyen Âge, associé à l'Ancien Régime, est regardé avec méfiance. Les mots "république" et "citoyen" sont directement puisés dans la culture politique de l'Antiquité gréco-romaine. Et la France n'a pas manqué, dès la Révolution, de se réclamer de Rome, d'Athènes voire de Sparte.
Seulement voilà, il y a des différences notables entre l'Empire romain et la Cité grecque. Or l'idée nationale en France se réclame assez souvent de cette double filiation. La Grèce antique d'abord. Je pense pour ma part que l'idée moderne de nation a beaucoup à voir avec la cité-Etat grecque [1]. Bien sûr, la cité grecque forme une société esclavagiste. A Athènes au V° siècle avant notre ère, 35 à 40% de la population est de statut servile. La citoyenneté est réservée aux hommes libres, nés d'un père lui-même citoyen (et Périclès finit même par imposer que la mère soit elle-même fille de citoyen athénien). La communauté civique est donc restreinte, du moins dans les grandes cités comme Athènes et Sparte, car il ne faudrait pas oublier que beaucoup de cités grecques sont modestes, que les esclaves ou les dépendants (comme les hilotes à Sparte) y sont probablement moins nombreux. Il n'en demeure pas moins qu'on a là une collectivité, une communauté qui est autonome, c'est-à-dire régie par ses propres lois, indépendante et, du moins en théorie, souveraine (la fameuse "liberté" auxquelles seront très longtemps attachées les cités grecques). On a là, déjà, me semble-t-il certains attributs de la nation moderne. Le territoire civique est une véritable patrie, ses limites sont souvent matérialisées par des bornes qui ont une signification religieuse, comme on le voit dans le serment des éphèbes (jeunes citoyens accomplissant le service militaire) athéniens qui nous est parvenu sur une stèle du IV° siècle avant notre ère. Faut-il considérer par conséquent que chaque cité grecque forme en quelque sorte une petite nation? Il est tentant de le penser. Néanmoins, et cela nuance grandement le constat, si chaque cité développe en effet sa propre identité, ses cultes particuliers (on pensera aux fêtes des Panathénées à Athènes) il n'en demeure pas moins que les Grecs avaient une conscience aigüe de l'existence d'une identité proprement hellénique, laquelle transcendait les identités civiques. Les Grecs anciens se reconnaissaient comme apparentés les uns aux autres et l'existence de sanctuaires panhelléniques ("pour tous les Grecs"), dont les plus célèbres sont Delphes et Olympie - avec les fameux jeux en l'honneur de Zeus - témoignent de cette identité supra-civique. A côté de l'identité politique liée à la cité, les Grecs se revendiquaient d'une identité ethnique et culturelle qui dépassait le cadre civique. Or, pour moi, l'identité ethnique et culturelle est un des fondements de l'identité nationale.
Carte des principales régions et cités de la Grèce ancienne (source: Wikipédia); la Grèce s'étend alors également sur la côte occidentale de l'Anatolie.
Par conséquent, la cité grecque peut être considérée comme un embryon de nation qui reste très partiel. Cela étant dit, les Grecs anciens ont expérimenté une autre structure politique, nettement moins connue que la cité, mais fort intéressante: le koinon, qu'on traduit généralement par "ligue" ou "confédération". De quoi s'agit-il? Un koinon est constitué d'un regroupement de cités (poléis) ou de "peuples" (ethnè). Les koina existent depuis au moins l'époque archaïque et semblent être aussi anciens que les cités. Mais à l'époque classique, celle des guerres médiques et de l'Athènes de Périclès, les koina n'occupent pas le devant de la scène. En revanche, après Alexandre le Grand, aux III° et II° siècles avant notre ère, ils jouent un rôle essentiel dans la géopolitique de la Grèce, où ils servent de contrepoids au royaume de Macédoine devenu la puissance dominante de la péninsule. La Ligue béotienne, la Ligue étolienne et la Ligue achaienne sont les plus célèbres, mais il y en eut d'autres. Ce sont des regroupements de cités, généralement fort modestes, sur une base régionale, ethnique et souvent linguistique. La Ligue béotienne est un cas un peu à part, car elle est très nettement dominée par Thèbes, qui est l'une des "grandes" cités grecques de l'Antiquité. Mais en Etolie et en Achaïe, il ne semble pas qu'une cité ait exercé une hégémonie écrasante sur les autres. Ces koina disposent de véritables institutions "fédérales", du moins à l'époque hellénistique, avec des magistrats élus, distincts de ceux des cités membres, et un sanctuaire fédéral où généralement se réunissent les assemblées de la Ligue. Ce sanctuaire se trouve à Thermos pour l'Etolie et près d'Aigion pour l'Achaïe. Parler de "capitale fédérale" comme on le lit parfois me paraît un peu excessif. Tout citoyen d'une cité membre est citoyen du koinon, mais sans être nécessairement citoyen des autres cités de la ligue. Chaque cité conserve son autonomie. Là où la cité grecque est peu susceptible de connaître des évolutions territoriales très importantes, le koinon, plus souple, peut accueillir de nouvelles cités ou de nouveaux peuples, et connaître ainsi une extension significative, comme ce fut le cas d'ailleurs pour l'Etolie et l'Achaïe au III° et au début du II° siècle av. J.-C. Certains me diront que ce modèle a de quoi faire saliver les partisans d'une Europe fédérale... Mais le koinon est une structure proprement grecque, qui repose le plus souvent sur une unité géographique, ethnique et culturelle. Pour l'idée de nation, on peut néanmoins retenir le regroupement de populations proches au sein d'un ensemble politique uni qui semble bien dans certains cas avoir développé une identité collective originale. A noter que des structures comparables existaient dans l'Italie pré-romaine, comme la Ligue latine (dont Rome fut membre) ou la Ligue samnite.
La Ligue achaïenne des origines, au sud du Golfe de Corinthe (source: Wikipédia); les noms sont ici en latin (Aegium pour Aigion). Au milieu du III° siècle avant notre ère, la Ligue accueille la cité voisine de Sicyone (indiquée à l'est) puis s'étend sur une bonne partie du Péloponnèse où elle entre en conflit avec Sparte, mais aussi avec l'autre grande Ligue grecque, l'Etolie, sa voisine au nord du Golfe de Corinthe.
On peut aussi évoquer le koinon des Epirotes qui regroupent trois grandes tribus (ethnè), les Molosses, les Thesprotes et les Chaoniens, l'origine grecque de ces derniers étant d'ailleurs discutée. Là, on a, à partir d'identités tribales clairement distinctes, l'élaboration d'une identité et d'institutions politiques communes autour de la royauté des Molosses (dont la dynastie descend prétendument d'Achille!) et du sanctuaire fédéral de Dodone. Toutefois, la Ligue épirote reste fragile, elle s'affaiblit après l'extinction de la famille régnante molosse et se disloque avec l'intervention romaine. Finalement, ce qui semble s'apparenter le plus à une nation, dans sa genèse et dans son fonctionnement, ce pourrait bien être le royaume de Macédoine. Rappelons les faits: à partir de la plaine côtière située au pied du Mont Olympe (région appelée Piérie), les rois de la dynastie des Argéades (descendants eux d'Héraklès en personne!) font progressivement la conquête des régions environnantes (Lyncestide, Orestide, Mygdonie...) dotées à l'origine de leurs propres roitelets. Contrairement aux rois des Molosses, les Argéades ne créent pas un état fédéral, un koinon, mais un royaume unitaire dans lequel l'identité "nationale" (j'ose le terme) finit par prendre le pas sur les identités régionales. A la veille de la conquête romaine, la force de cette identité unitaire macédonienne est bien attestée, et les Macédoniens vivront assez mal la volonté romaine de diviser leur territoire après la défaite de Persée, dernier souverain du pays, à Pydna en 168 avant notre ère. Une dynastie solidement implantée, une patiente politique d'intégration des régions périphériques, une forte unité institutionnelle et culturelle, une identité commune qui prend le pas sur les identités régionales: la Macédoine antique pourrait bien, au final, se révéler être le meilleur laboratoire antique de l'idée de nation.
Carte du royaume de Macédoine constitué par la dynastie des Argéades au IV° siècle avant notre ère (source: Wikipédia); les principales régions et cités du royaume sont indiquées; la capitale, originellement située à Aigeai (ou Aigai) est ensuite déplacée à Pella. Le grand sanctuaire "national" se trouve à Dion, au pied du Mont Olympe.
Maintenant, si on regarde la construction nationale française, notamment à l'époque révolutionnaire et napoléonienne - mais cela vaut en partie aussi pour la période monarchique - on ne peut qu'être frappé par la prédominance apparente du modèle romain, qu'il soit républicain ou impérial. Il y a à cela plusieurs explications, liées à l'histoire comme à la géographie: la France est plus proche de Rome que de la Grèce, le territoire français a appartenu à l'Empire romain (mais à aucun royaume de culture grecque), la population a été latinisée en profondeur puisque le français - comme la plupart des langues régionales jadis en usage sur le sol du pays - est une langue romane. Et d'autre part, la monarchie française a un lien fort avec le pouvoir impérial romain, puisque la monarchie franque dont elle est l'héritière est intimement liée à l'Empire romain. Pour le dire autrement, et d'après les travaux les plus récents, Childéric et son fils Clovis sont en réalité des fonctionnaires de l'Empire romain qui se sont émancipés du fait de la déliquescence de l'Etat impérial. Simplement ces fonctionnaires, d'origine barbare, détenaient également une royauté tribale sur laquelle ils ont pu s'appuyer pour s'imposer militairement en Gaule. Mais, face aux populations gallo-romaines, ils n'ont pas manqué de se draper du manteau des hauts fonctionnaires romains. Clovis avait très officiellement reçu de l'empereur romain d'Orient le titre encore prestigieux de consul vers 510... Les Francs ont d'ailleurs toujours conservé cette fascination pour Rome qui, quelque part, avait permis leur ascension et on se souvient que Charlemagne vint à Rome en 800 se faire saluer du titre antique d'imperator augustus. Les Capétiens ont largement hérité de cette tradition "philoromaine", de Philippe II prenant le surnom d' "Auguste" à Louis XIV se faisant peindre et sculpter en césar romain.
Mais sur quoi se fonde l'identité romaine? Et peut-on créditer Rome d'être à l'origine de l'idée moderne de nation? Il faut d'abord distinguer deux temps: la République et l'Empire (à partir de 27 avant notre ère). La République romaine, à partir de 509 av. J.-C., a longtemps conservé les caractéristiques d'une cité-Etat assez similaire à une cité grecque. Mais avec le temps, certains traits originaux apparaissent, et vont donner naissance à un "modèle romain" distinct de celui de la cité grecque. Là où Athènes comme Sparte dominent d'autres cités en y installant des régimes qui leur sont favorables, parfois appuyés par une colonie militaire (clérouquie athénienne) ou une garnison (dirigée par un harmoste spartiate), Rome intègre, assimile progressivement ses voisins vaincus, d'abord les Latins avec lesquels la proximité ethnique, culturelle et religieuse est très forte, puis, à un rythme variable, les autres peuples italiques, en commençant généralement par les élites: Campaniens, Etrusques, Ombriens, Sabins, etc. Cela a pris des siècles, il y a eu des résistances - de part et d'autre d'ailleurs - mais dès avant l'époque de César, au lendemain de la Guerre sociale (qui précisément oppose Rome à une partie de ses alliés italiens las de partager les coûts des conquêtes sans en tirer les bénéfices, et sans profiter de la citoyenneté romaine), il est acté que tous les hommes libres des peuples et cités d'Italie sont citoyens romains. Ce basculement, qui survient au début du 1er siècle av. J.-C., est un moment essentiel: la citoyenneté romaine devient de manière inédite un statut juridique déconnecté de toute appartenance ethnique ou culturelle (et on voit bien là ce qui plaît aux républicains français), puisque la citoyenneté est accordée à des populations diverses ayant des origines différentes: les Etrusques et les Samnites ont des langues et des cultes distincts de ceux des Romains par exemple, même s'il y a eu des influences réciproques. Et que dire de Saint Paul, juif de Tarse, et pourtant citoyen romain au 1er siècle de notre ère? La "romanisation", c'est-à-dire le fait d'adopter les moeurs, les habitudes, le mode de vie, la langue des Romains, est davantage la conséquence que la cause de cette extension de la citoyenneté romaine, du moins dans un premier temps.
Carte de l'Italie centrale durant la Deuxième Guerre Samnite, dans le dernier quart du IV° siècle avant Jésus-Christ (source: Wikipédia); les principaux peuples et cités sont indiqués. La Ligue samnite (comparable à un koinon grec) est délimitée par le trait vert, et dispute aux Romains (territoire délimité en rouge) le contrôle de la riche Campanie et finalement la domination de toute l'Italie centrale.
Cette attribution massive de la citoyenneté romaine à des populations étrangères à la cité d'origine annonce déjà l'identité romaine impériale. Pendant plus de deux siècles cependant, les empereurs romains n'accordent qu'avec parcimonie la précieuse citoyenneté, la réservant aux aristocraties régionales dans le but de s'assurer leur loyauté. Cette extension de la citoyenneté est bien connue pour les aristocraties gauloises et africaines [2]. Un pas supplémentaire est franchi avec l'édit de Caracalla de 212 qui accorde la citoyenneté romaine à tous les hommes libres de l'Empire. Des Egyptiens, des Syriens, des Grecs, des Illyriens, des Numides, des Gaulois, des Bretons deviennent du jour au lendemain citoyens romains, alors qu'ils appartiennent à des groupes ethniques différents, que leurs religions diffèrent sensiblement et que beaucoup d'entre eux parlent des langues différentes et probablement ne maîtrisent ni le latin ni le grec. Une citoyenneté purement politique et juridique, voilà qui plaît, on le comprend à tous nos républicains contemporains. Les adeptes mélenchoniens de la créolisation y verront la preuve que la diversité ethnique, culturelle et religieuse peut s'épanouir dans une égalité de droit, juridique et politique ("est Français celui qui a des papiers français" dixit Jean-Luc). Les républicains patriotes, assimilateurs, se persuadent quant à eux que l'accès à la citoyenneté permettra d'arrimer les populations immigrées à la culture commune, qui d'ailleurs reste à définir, suivant le fameux adage "A Rome, fais comme les Romains". Pour moi, en tant que nationaliste, il y a là certains écueils: l'identité promue par les républicains est plus impériale que véritablement nationale, ainsi que je l'ai expliqué dans mon précédent article. Non seulement l'Empire romain n'est pas une nation, mais à y regarder de plus près, il présenterait même moins de caractéristiques "nationales" que la cité grecque, le koinon ou le royaume de Macédoine. En effet, l'identité impériale romaine repose essentiellement sur un certain nombre de droits et une allégeance, au moins formelle, aux dieux de Rome (puis à l'Eglise quand le christianisme triomphe) et à l'empereur, c'est-à-dire à l'Etat. C'est, je trouve, un peu limité pour souder une communauté humaine, c'est une conception de l'identité qui manque à mes yeux d'épaisseur.
Il est cependant indéniable que l'héritage romain pèse très lourd dans l'imaginaire français, et Napoléon comme le colonialisme n'y sont pas pour rien. La France s'est conçue comme un Empire pendant une partie du XIX° siècle et durant toute la première moitié du XX° siècle, un Empire dans lequel la nation n'était finalement qu'une composante. Bon nombre de républicains, d'une certaine manière, n'ont pas fait leur deuil de l'identité "impériale" de la France, et ils peinent à voir que, dans l'empire colonial, l'assimilation a été très restreinte et partielle. Je pense pour ma part que la parenthèse impériale de la France est terminée. Cela ne veut pas dire qu'il faut se résigner, ainsi que le font nos dirigeants, à n'être qu'une province européenne assujettie à l'empire américain. Non. La Russie, elle aussi, a renoncé à une part de son identité impériale - dans des proportions sans doute moindres que la France - mais elle continue à vouloir exister comme une grande puissance. Bien sûr, on ne changera pas le passé, et la France devra continuer à vivre avec l'héritage impérial: sans doute est-il plus sage de conserver certains territoires ultramarins, sans doute faut-il se résigner à accueillir dans la communauté nationale un contingent limité de personnes originaires d'autres pays, d'autres continents, d'autres cultures. La diversité, à dose homéopathique, peut avoir ses vertus, je le concède. De même, je ne suis pas hostile à une certaine volonté de puissance, je crois que la France a intérêt, comme dans le passé, à préserver et à développer son influence politique et culturelle. Contrairement à beaucoup d'identitaires, qui finissent par avoir une conception étriquée du monde, je persiste à croire qu'il faut regarder au-delà de nos frontières, et qu'on ne peut pas dissocier sécurité intérieure et sécurité extérieure, indépendance/souveraineté et rayonnement politique et culturel, de la même façon que je ne suis nullement disposé à sacrifier la France sur l'autel de la défense d'une "Europe blanche". Mais il me paraît absolument fondamental, et pour tout dire vital, de conserver, en France métropolitaine, un fort noyau de peuplement autochtone présentant une relative homogénéité ethnico-culturelle. Cela reste pour moi la condition sine qua non de la pérennité d'une nation et d'une identité véritablement françaises.
[1] Rappelons ici qu'une cité grecque (polis) englobe un espace urbain (l'asty) généralement fortifié et souvent dominé par une acropole, et un espace rural (la chôra). Cité et ville ne sont pas synonymes. C'est la même chose chez les Latins où la ville (urbs) se distingue de la cité (civitas).
[2] La province romaine d'Afrique englobe alors l'ancien territoire de Carthage et de ses colonies, ainsi que la Numidie, soit le nord de l'actuelle Tunisie et l'est de l'Algérie.
A découvrir aussi
- Apéro de la Goutte d'or: France Info ment, France Info est-il musulman?
- Le lobby immigrationniste
- François Hollande à Clichy: le poids des symboles