Nationaliste Social et Ethniciste

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Napoléon, grand homme ou mauvais génie de la France?

Le 5 mai 1821 à Sainte-Hélène, une île perdue au milieu de l'Atlantique sud, s'éteignait à 51 ans Napoléon Bonaparte, général de la Révolution, Consul de la République puis Empereur des Français. Un destin hors du commun, celui d'un homme exceptionnel comme en produisent parfois les temps de troubles et de tumultes. Depuis deux siècles maintenant, Napoléon hante l'histoire et l'imaginaire politique français. Honni par les uns, adulé par les autres, Napoléon ne laisse personne indifférent. Jusqu'à une époque récente, ses plus intraitables détracteurs n'osaient lui dénier une certaine grandeur. Mais nous vivons une période particulière en ce début de XXI° siècle: nos élites n'aiment pas la grandeur, méprisent la gloire, surtout si elle est militaire, ne supportent pas l'idée même d'attribuer quelques mérites aux "grands hommes". Comme Outre-Atlantique on a déboulonné les statues du pauvre Christophe Colomb, il faut "déconstruire" les grands hommes qui ont fait la France. Pourquoi donc? Je me risquerais à une hypothèse: notre époque est gouvernée par des médiocres, incapables de bâtir quoi que ce soit, incapables même de continuer une histoire, une lignée, et ces gens vivent comme une offense le rappel des hauts faits du passé. Incarnation presque caricaturale de ce courant, Louis-Georges Tin, dont les actes de bravoure se résument à être un ancien dirigeant de l'officine racialiste du CRAN et militant de la cause LGBT, affirme que "commémorer Napoléon, c'est faire de l'apologie de crime". On pourrait objecter à M. Tin que juger des hommes vivant il y a deux siècles à l'aune des valeurs et préjugés de notre temps n'a guère de sens. Mais ce qu'il faut bien comprendre, c'est que tous ces pseudo-savants, ces activistes mémoriels n'ont en fait rien à proposer, rien à offrir. Et comme ils savent que personne ne leur élèvera jamais de statues, ils s'acharnent à détruire celles des autres, dans une effroyable course au nivellement par la médiocrité. Aucune tête ne doit dépasser.

 

Cet article n'entend pas proposer une biographie détaillée de Napoléon Bonaparte. Comme je l'ai fait pour Robespierre et pour Colbert, il s'agit de reprendre le dossier Napoléon et de se pencher sur les reproches qui sont adressés à l'empereur deux siècles après. Il convient également de s'interroger sur l'héritage de Napoléon: que lui devons-nous exactement? Qu'a-t-il réellement fait, au-delà des noms d'Austerlitz et de Waterloo qui résonnent encore dans la mémoire collective? J'ai entendu il y a peu, dans une salle des professeurs, des remarques du style "je ne comprends pas qu'on puisse admirer Napoléon" ou "il n'a rien fait à part faire la guerre pour élargir son territoire". Cela dénote tout de même, parmi des gens prétendument cultivés, une ignorance assez effarante, aussi bien du contexte dans lequel Napoléon a pris le pouvoir que de son oeuvre civile. Quant à l'homme qui se dit président de la République, il nous a gratifiés comme d'habitude d'un discours incohérent [1], qui fait de Napoléon un type bien dont on peut être fier, "en même temps" qu'un sale type dont il faut condamner la politique raciste, discriminatoire, patriarcale, etc.

 

Napoléon, despote fossoyeur de la démocratie naissante?

Le 19 brumaire an VIII (10 novembre 1799), le général Bonaparte entre au Conseil des Cinq-Cents pour annoncer sa prise de pouvoir. L'affaire se passe mal, les députés entourent l'apprenti dictateur, l'invectivent, le bousculent. Lucien Bonaparte, frère de Napoléon et président du Conseil, appelle en vain au calme. Napoléon doit quitter la salle. Peu après, des soldats arrivent pour forcer les députés à se diperser. Devant les baïonnettes, les députés cèdent. L'épisode a été immortalisé par le peintre François Bouchot en 1840:

 

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Source: Wikipédia

 

La France révolutionnaire devient une dictature militaire. Pour comprendre comment on en est arrivé là, il faut se pencher sur un des régimes les plus méconnus de notre histoire, à savoir le Directoire. Parmi les grandes dates de la Révolution, on se souvient de la chute de Robespierre le 9 thermidor an II (27 juillet 1794) et du coup d'Etat du 18 brumaire an VIII. Entre ces deux dates, le flou règne souvent. C'est pourtant le moment où la République tente de fonctionner après avoir liquidé les Montagnards jacobins, partisans de Robespierre et de la Terreur. Comme tous les régimes éphémères qui se finissent mal, le Directoire a mauvaise presse. Il suscita pourtant l'espoir d'une possible stabilisation de la Révolution par la République, et son échec ouvrit la voie au césarisme de Napoléon. Le Directoire est régi par la Constitution de l'an III (1795). C'est un système assez complexe dans lequel le pouvoir législatif est partagé entre deux Conseils, celui des Cinq-Cents qui rédige des propositions de lois, et celui des Anciens qui adopte ou rejette lesdites propositions. Les Conseils sont renouvelables par tiers chaque année lors d'élections au suffrage censitaire. Le pouvoir exécutif est exercé conjointement par cinq directeurs (d'où le nom de Directoire qu'a reçu ce régime), dont l'un est renouvelé chaque année par une procédure complexe, l'un des Conseils établissant une liste de candidats à partir de laquelle l'autre Conseil fait son choix. Parmi les directeurs, le plus célèbre est Barras, un noble, ancien conventionnel régicide, un des artisans de la Terreur qui participa à la chute de Robespierre par opportunisme plus que par conviction semble-t-il, peut-être pour faire oublier ses excès comme les soupçons de concussion.

 

Napoléon, ce tyran, aurait donc de sa botte martiale écrasé la démocratie républicaine naissante. Voyons un peu comment a fonctionné le Directoire. En avril 1797, se produit aux élections un véritable raz-de-marée royaliste, quatorze départements seulement votant pour des candidats républicains. Le général royaliste Pichegru prend la présidence du Conseil des Cinq-Cents, tandis que la nouvelle majorité désigne Barthélémy, également royaliste, comme directeur. Si son collègue Carnot semble accepter le verdict des urnes, les trois autres directeurs, Barras, Reubell et La Révellière-Lépeaux, décident d'agir pour empêcher le retour de la monarchie. Ils font appel à l'armée, majoritairement républicaine et plutôt jacobine. Or, l'armée se trouve entre les mains de trois hommes, trois brillants généraux, Moreau, Hoche et Bonaparte. Ce dernier, alors en Italie, envoie son subordonné Augereau à Paris. Mais c'est Hoche qui joue le rôle principal au début: avec 9 000 soldats, il marche le premier sur la capitale et pénètre avec ses troupes dans le "rayon constitutionnel" de 60 kilomètres autour de la capitale qu'aucune armée n'a le droit de franchir, de la même façon qu'aucun général romain ne pouvait en théorie entrer dans Rome avec ses soldats en armes. Puis Augereau occupe militairement Paris, toujours au mépris de la Constitution. Barthélémy, Pichegru, ainsi que des députés et journalistes royalistes sont arrêtés, tandis que Carnot s'enfuit. L'armée elle-même est épurée: douze généraux de brigade et sept généraux de division sont cassés de leur grade. Ainsi, l'armée entre durablement dans le jeu politique, deux ans avant le 18 brumaire, et à l'instigation de trois des cinq directeurs. La répression achève de briser le parti royaliste. Les Conseils sont à leur tour épurés, les élections sont annulées dans quarante-neuf départements. Barthélémy et cinquante-trois députés sont déportés en Guyane. Ainsi s'achève le premier coup de force du Directoire. Ce ne sera pas le dernier.

 

En effet, pour contrer la poussée royaliste, les trois directeurs ont quelque peu atténué la répression qui frappe durement les jacobins depuis la chute de Robespierre. La mouvance jacobine connaît alors un regain de popularité, au point que le régime s'inquiète et déploie ses efforts pour corrompre les électeurs. Cette rivalité entraîne la plus grande confusion lors des élections d'avril 1798: certaines circonscriptions voient l'élection de deux députés, un jacobin et un partisan du régime en place (ce dernier ayant encouragé ses partisans à constituer leur propre corps électoral!). Cette fois, l'armée n'est point appelée en renfort, d'autant qu'elle est suspecte de sympathie jacobine. Mais les Conseils s'emparent du pouvoir de valider les élections... ce qui entraîne leur annulation dans la moitié des départements, cent quatre députés étant privés de leur mandat. Des juges sont également invalidés. Jourdan peut ainsi déclarer: "Dès lors, c'est l'exécutif qui va nommer les députés. Il n'y a plus de République. Il est évident qu'un régime où on s'arrange pour que systématiquement les élections soient invalidées afin de créer une assemblée qui plaise au gouvernement n'est plus une république mais une dictature." Si nous résumons: suffrage censitaire, coup d'Etat militaire et viol de la Constitution en vue d'annuler les élections en 1797 et 1798; voilà donc la démocratie naissante que le tyran botté Bonaparte aurait renversée. Est-il besoin de dire que ceux qui portent cette accusation ne donnent rien d'autre qu'une preuve éclatante de leur ignorance crasse.

 

Jean-Paul Bertaud a toutefois raison de nuancer le bilan du Directoire. Comme la IV° République, le Directoire s'effondre, incapable de résoudre ses contradictions, pour laisser la place à un homme que l'on peut qualifier de providentiel. Sans remettre en cause la grandeur de celui-ci, il faut bien admettre qu'il aura tendance à noircir le régime précédent pour augmenter l'éclat de ses propres lauriers. Le procédé n'a rien de nouveau: les Carolingiens au VIII° siècle déjà avaient grandement exagéré l'impuissance des derniers Mérovingiens, et sont pour une bonne part à l'origine de la légende des "Rois fainéants" nonchalamment avachis sur des chars tirés par des boeufs. Mais cette image devenue d'Epinal est une invention des chroniqueurs carolingiens... En fait, Bonaparte doit plus au Directoire, et de Gaulle à la IV° République, qu'on veut bien le dire. Ainsi, le Directoire a à son actif un début de redressement du pays après les années terribles de 1792 à 1794. L'appareil étatique, en dépit des crises (ou peut-être même grâce à elles), se perfectionne avec la création d'une bureaucratie efficace, fondée sur une certaine méritocratie. La fiscalité est réorganisée, et une timide reprise économique se fait jour. Le Directoire a entamé le vaste travail de tri et de mise en cohérence de la législation qui aboutira sous le Consulat. De même, de Gaulle pourra en 1958 s'appuyer sur une fonction publique efficace héritée de la IV° République et profiter des travaux déjà entamés dans la mise au point de l'arme nucléaire.

 

Il n'en demeure pas moins que le Directoire a buté sur la question du fonctionnement régulier des institutions, tout comme la IV° République achoppera sur le problème colonial. Le Directoire a signé son arrêt de mort en invitant l'armée dans le jeu politique, bien que le recours aux militaires ait déjà été utilisé sous la Convention thermidorienne pour réprimer certaines oppositions, Bonaparte y gagnant à l'occasion le surnom de "général Vendémiaire" suite à sa participation à une opération de répression. La Révolution et ses guerres ont donné naissance à une génération de généraux jeunes, talentueux, ambitieux également, qui se métamorphosent en imperatores des temps modernes au fur et à mesure que le gouvernement civil s'affaiblit et peine à les contrôler. Comme les Crassus, Pompée et César de la République romaine finissante, le pillage des pays conquis permet à ses hommes d'acheter la fidélité de leurs soldats. En Italie, Bonaparte agit en véritable proconsul (mais avant d'avoir été consul contrairement à l'usage romain!), intervenant dans la vie politique, faisant et défaisant les gouvernements des Républiques soeurs, comme jadis Pompée et Marc Antoine créaient des rois clients de Rome dans tout l'Orient. Mais Bonaparte n'est pas seul: Moreau, Hoche, Bernadotte jouent aussi leur rôle. On peut d'ailleurs se demander si la mort prématurée de Hoche n'a pas été une chance pour Bonaparte, en écartant un général illustre, rival potentiel. 

 

Napoléon, fauteur de guerres?

Voilà un autre reproche récurrent adressé à Napoléon Bonaparte, celui d'avoir trop fait la guerre, d'avoir sans cesse propager et attiser les feux d'un bellicisme outrancier, et de n'avoir pas su faire taire les armes, à seule fin d'alimenter sa gloire personnelle. Je voudrais d'abord faire une remarque d'ordre général: la France, fille aînée de l'Eglise, est aussi fille aînée de Mars, dieu de la guerre. Toutes les nations se construisent avec du sang et des larmes. Mais la France, peut-être plus que d'autres pays, est née de la guerre, et s'est rassemblée, affermie par la guerre. Ce point mériterait un article spécifique, mais rappelons que de Bouvines, qui permit à Philippe Auguste d'affirmer une suzeraineté indiscutable (qui deviendra souveraineté sous ses successeurs) à Louis XIV qui "aima trop la guerre" sans doute, mais qui construisit patiemment le "pré carré" dont il assura avec minutie la défense, aidé du fidèle Vauban, en passant par la Guerre de Cent ans dont Charles VII sortit victorieux en jetant les bases d'un état royal fort et moderne, la guerre a accompagné la construction de l'Etat, la guerre a forgé le sentiment national, dont les prémices sont perceptibles au temps de Jeanne d'Arc. L'homme d'Etat français, le vrai, est assez souvent un meneur en temps de guerre [2], et, plus près de nous, Clemenceau et de Gaulle, à mon sens les deux grands hommes du XX° siècle français, n'échappent point à la règle. Notre époque déteste la guerre, pour de bonnes et pour de moins bonnes raisons. Je peux comprendre qu'on ne soit pas sensible à la gloire militaire, mais le fait est que la France a rayonné dans le monde autant par ses arts que par ses armes, les uns n'étant d'ailleurs pas sans rapport avec les autres.

 

Les guerres de la Révolution et de l'Empire commencent en 1792. A cette époque, Bonaparte n'est qu'un officier subalterne. Le conflit est déclenché par les Girondins, qui pensent affermir la Révolution par les armes, face à l'hostilité grandissante des monarchies d'Europe. A ce moment, Robespierre s'oppose à la guerre. Il a cette phrase ô combien prophétique: "les peuples n'aiment pas les missionnaires armés". Louis XVI accepte la guerre, escomptant une défaite de la Révolution qui lui rendra ses prérogatives. La lutte se poursuivra jusqu'en 1815. La seule paix conclue durant ce laps de temps le sera par... Napoléon Bonaparte Premier Consul! Il s'agit de la paix d'Amiens de 1802 qui dure treize mois. Il ne s'agit en aucun cas de nier les responsabilités de la France révolutionnaire dans le déclenchement des hostilités, ni celles de Napoléon dans la poursuite de l'affrontement. Oui, la France révolutionnaire et napoléonienne s'est montrée expansionniste, impérialiste, imbue d'une forme de messianisme national, elle a cru sans doute à son invincibilité. Mais pour faire la guerre, il faut être deux. Pour faire la paix aussi. A force d'être obsédé par les péchés attribués à Napoléon, on en oublie la grande constante de la politique britannique en Europe: empêcher un pays d'acquérir et de conserver l'hégémonie sur le continent. Voilà pourquoi le Royaume-Uni a combattu l'Espagne de Philippe II, la France de Louis XIV aussi bien que celle de Napoléon, voilà pourquoi elle combattra l'Allemagne au XX° siècle. L'objectif est toujours de contenir et d'affaiblir la puissance continentale dominante. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le Royaume-Uni, après 1918, ménage l'Allemagne et se méfie de la France, dont le prestige est immense, la France redevenue première puissance continentale et qui se montre active en Europe centrale, en soutenant la Pologne par exemple. Cela conduit d'ailleurs les Britanniques à une grave erreur d'appréciation dans les années 30.

 

Napoléon a hérité des guerres de la Révolution, comme il a hérité de cette "deuxième Guerre de Cent ans" qui oppose France et Royaume-Uni depuis la guerre de la ligue d'Augsbourg (1688-1697) sous Louis XIV jusqu'à l'époque napoléonienne, en passant par la guerre de Succession d'Espagne (1701-1714), la guerre de Sept Ans (1756-1763) sous Louis XV et la guerre d'Indépendance américaine (1775-1783) sous Louis XVI. Napoléon Bonaparte est un homme exceptionnel comme l'histoire en produit peu, mais il ne faut pas faire de lui ce qu'il n'est pas, un démiurge omnipotent. Napoléon hérite d'une situation géopolitique qu'il n'a pas créée, il s'inscrit dans une continuité, celle de l'histoire de France, indépendamment de sa volonté, et donc son action est contrainte par des circonstances sur lesquelles il n'a jamais eu tout pouvoir. Napoléon a personnellement déclenché deux conflits qui conduisent ses armées au désastre: l'invasion de l'Espagne en 1808 et la campagne de Russie en 1812 qu'on serait tenté de qualifier un peu hâtivement d'erreurs, en oubliant les objectifs que se fixait l'empereur. Pour le reste, il s'est borné à poursuivre des guerres entamées par d'autres. Ni le Royaume-Uni, ni l'Autriche, ni la Prusse n'ont jamais accepté les conquêtes de la Révolution et l'hégémonie continentale de la France (et je dis bien "de la France" et non pas du seul Napoléon).

 

Napoléon et le rétablissement de l'esclavage

En 1802, Napoléon Bonaparte, Premier Consul, rétablit l'esclavage dans les colonies françaises. Une armée est envoyée pour reprendre le contrôle de Saint-Domingue. Deux siècles plus tard, Napoléon se voit qualifier de "tyran raciste et génocidaire". Et Louis-Georges Tin d'affirmer, péremptoire, que "la France est le seul pays au monde à avoir aboli l'esclavage avant de le rétablir". C'est peut-être vrai, mais M. Tin omet de dire que cette abolition est l'une des premières de l'histoire. Au moment où Bonaparte rétablit l'esclavage, ni le Royaume-Uni, ni aucun pays d'Europe, pas plus que les Etats-Unis ou le Brésil, l'empire ottoman ou la Chine, ne l'ont aboli. Seul le Danemark à cette date a aboli la traite (et non l'esclavage), plus pour des raisons économiques qu'humanitaires. Il est d'ailleurs intéressant de noter que la plupart des états au XIX° siècle abolissent l'esclavage à un moment où il est en déclin, voire résiduel. Ainsi, le Venezuela abolit l'esclavage en 1854, alors qu'il reste environ 12 000 esclaves, sachant que le pays en comptait près de 90 000 en 1810. La France est l'un des rares pays à avoir décrété l'abolition dans un contexte où l'économie de plantation, surtout à Saint-Domingue, connaît une prospérité sans précédent en cette fin du XVIII° siècle. Par ailleurs, Napoléon abolit la traite durant les Cent-Jours en 1815 (imitant en cela une mesure prise par les Britanniques en 1807), mesure confirmée par Louis XVIII. Etrangement, ce fait est passé sous silence, sans doute parce qu'il risquerait de nuancer l'image du "tyran raciste et génocidaire"... Et, comme chacun sait, la nuance n'existe pas pour les progressistes.

 

Pourquoi donc Napoléon a-t-il pris cette mesure de rétablissement de l'esclavage en 1802? Il faut d'abord dire qu'à ma connaissance, aucun témoignage, aucun écrit ne vient accréditer l'idée d'un Napoléon viscéralement raciste, exprimant une haine négrophobe assumée. J'oserais même dire que tout, dans l'action de Napoléon, tend à montrer que sa vision du monde et des hommes est assez éloignée de l'obsession raciale de nos progressistes contemporains, dont bon nombre se trouvent être, en réalité, bien plus racistes que Napoléon ne le fut jamais [3]. Si donc on laisse de côté les hypothétiques turpitudes idéologiques de Napoléon, on est conduit à penser que le Premier Consul a agi par pragmatisme et calcul politique. Là encore, il faut en revenir à la situation dont hérite Napoléon dans les Antilles. La Révolution a soulevé un vent d'espoir chez les populations serviles des îles, espoir qui culmine avec la première abolition de l'esclavage le 4 février 1794. La mesure est mal accueillie par les propriétaires de plantation, qui n'hésitent pas à faire appel aux Britanniques, en guerre contre la France. La Martinique, occupée par les Anglais de 1794 à 1802, ne connaîtra pas cette première abolition. En Guadeloupe, le ralliement des esclaves libérés à l'envoyé de la Convention permet à la France de reprendre le contrôle. Dès 1793, les commissaires de la Révolution avaient accordé la liberté aux esclaves de Saint-Domingue en échange de leur soutien. Mais la France se retrouve face à une contradiction: elle affranchit les esclaves tout en sacralisant le droit de propriété. Les esclaves affranchis n'ont pas de terre et les planteurs n'ont plus de main d'oeuvre bon marché. Dans ce contexte, l'abolition désorganise l'économie de plantation: à Saint-Domingue, les planteurs s'enfuient à Cuba ou aux Etats-Unis, la production de sucre s'effondre, passant de 163 millions de livres pesant en 1791 à 18,5 millions en 1801, et la production de café est divisée par dix, pour le plus grand profit des concurrents que sont Cuba, le Brésil et les Antilles britanniques (Jamaïque) où l'esclavage est en vigueur. Au moment où Bonaparte prend le pouvoir en 1799, la situation est confuse et la France est en train de perdre le contrôle de ses colonies.

 

Dans ce contexte, le Premier Consul décide une reprise en main des colonies avec sans doute l'objectif de restaurer une économie coloniale qui serait profitable à la métropole. A cela s'ajoute sans doute l'influence de son épouse, Joséphine de Beauharnais, née Tascher de la Pagerie, issue d'une famille de planteurs martiniquais. Profitant de la paix d'Amiens de 1802, Bonaparte lance des expéditions militaires. Le général Richepanse rétablit l'esclavage en Guadeloupe au prix d'une féroce répression qui aurait fait près de 10 000 morts. La restauration de l'ordre colonial se fait avec une brutalité qu'on ne saurait nier. A Saint-Domingue, 23 000 soldats commandés par le beau-frère de Napoléon, le général Leclerc, débarquent en février 1802. Pas plus qu'en Guadeloupe, les anciens esclaves noirs ne sont disposés à se laisser faire. Mais l'île est plus vaste, et les noirs semblent mieux organisés. Leclerc obtient la reddition de Toussaint Louverture (qui meurt en captivité peu après en métropole) mais son armée est décimée par la fièvre jaune. Leclerc est emporté lui-même en novembre 1802 et son successeur est vaincu par Dessalines, le nouveau chef des noirs. C'en est fait de la domination française: Dessalines proclame le 1er janvier 1804 l'indépendance de l'île sous le nom d'Haïti, dont il sera l'éphémère empereur quelques temps plus tard. Le calcul politique de Bonaparte s'est révélé erroné. La guerre reprend bientôt contre les Britanniques, et Napoléon abandonne pour ainsi dire ses velléités coloniales, allant jusqu'à vendre l'immense Louisiane française, qu'il ne peut plus défendre et développer, aux Etats-Unis (qui, de toute façon, l'auraient sans doute conquise). Sous l'Empire, la politique coloniale française est quasi-inexistante, Napoléon est tout entier absorbé par les affaires européennes. Sans contester la violence avec laquelle Bonaparte a rétabli (ou essayé de rétablir) le système esclavagiste dans les Antilles, il faut reconnaître que la politique coloniale n'est qu'une petite parenthèse dans l'oeuvre de Napoléon. L'esclavage et l'oppression des noirs n'ont jamais été une priorité ou une obsession pour lui.  

 

L'héritage de Napoléon

Maintenant que nous avons fait un sort aux accusations de fossoyeur de la démocratie, de fauteur de guerres et de tyran négrophobe génocidaire, disons un mot de ce que la France d'aujourd'hui doit à Napoléon Bonaparte. On pourrait citer les lycées, la légion d'honneur, les préfets et quelques autres créations. Je me bornerai à évoquer la politique religieuse et le fameux Code civil.

 

La politique religieuse de Napoléon résume assez bien, je trouve, les deux grands axes de sa politique intérieure: stabilisation et réconciliation. Parce que, encore une fois, les détracteurs du Corse méconnaissent la situation dont il hérite: une France profondément divisée par les excès de la politique religieuse portée par certains révolutionnaires (destruction d'églises, saccage des nécropoles des rois à Saint-Denis, question des prêtres réfractaires), une France déstabilisée par des changements rapides et profonds. La stabilisation suppose un droit d'inventaire, la conservation de certains acquis de la Révolution, mais aussi certains retours en arrière pour rassurer la frange conservatrice de la population. Cette façon de voir est extrêmement choquante pour un progressiste de 2021, qui est incapable de comprendre que dans le monde réel, il faut faire des compromis, et tenir compte des aspirations contradictoires qui traversent l'ensemble de la population. Or Napoléon est un homme de compromis, un homme de la synthèse. Ainsi, Napoléon confirme la liberté de culte, un des grands acquis de la Révolution; il maintient l'égalité des droits indépendamment de la confession, il va jusqu'à organiser le culte juif. D'un autre côté, Napoléon est conscient du fait que la France est un pays dont l'histoire et la culture ont été en grande partie façonnées par le catholicisme, c'est pourquoi ce dernier n'est pas une religion comme les autres. Napoléon signe donc avec le pape le Concordat de 1801 reconnaissant le catholicisme, non comme religion officielle, mais comme "religion de la majorité des Français". J'ai tendance à penser que cette formule est finalement la meilleure: je suis favorable à la neutralité de l'Etat et au refus des discriminations religieuses dans l'accès aux postes de la fonction publique, mais la laïcité de 1905, en "ne reconnaissant aucun culte", a conduit à traiter toutes les religions sur un pied d'égalité, ce qui est à mon sens une erreur. De plus, la laïcité a été utilisée comme une arme pour affaiblir l'influence du catholicisme, au profit de quoi? D'un vide que l'islam est en train d'occuper. Il aurait fallu conserver le catholicisme comme religion, non point officielle, mais tout du moins institutionnelle, avec une préséance clairement affichée sur les autres cultes.

 

 "Ma vraie gloire, ce n'est pas d'avoir gagné quarante batailles; Waterloo effacera le souvenir de tant de victoires. Ce que rien n'effacera, ce qui vivra éternellement, c'est mon Code civil" écrit l'empereur exilé à Sainte-Hélène au soir de sa vie. C'est dire l'importance que Napoléon a accordé à son oeuvre législative, et la fierté qu'il en tirait. Là encore, on voit la remarquable capacité de Napoléon à s'inscrire dans une continuité historique. L'uniformisation du droit français est en effet un projet qui remonte à la monarchie, et Colbert, déjà, avait apporté sa pierre à l'édifice. La rédaction d'un Code civil est en gestation durant la Révolution, plusieurs projets sont présentés, rédigés par un très grand juriste, un homme un peu oublié, auquel il faut rendre justice, Cambacérès, un de ces artisans de la France nouvelle. Il n'est pas anodin que Bonaparte l'ait choisi comme Deuxième Consul avant d'en faire son Archichancelier d'Empire. Cambacérès est l'homme qui a préparé le terrain. Néanmoins, c'est la volonté politique de Bonaparte qui permet d'aboutir au texte final promulgué en 1804. Napoléon a voulu un ensemble ramassé, clair et compréhensible (un objectif qu'ont perdu de vue nos législateurs contemporains, qui rédigent souvent des lois confuses). Il a voulu un subtil compromis entre différentes traditions juridiques, droit coutumier et droit romain. Le Code fixe "par de grandes vues, les maximes générales du droit", laissant une importante latitude "au magistrat et au jurisconsulte d'en diriger l'application" comme l'explique un de ses rédacteurs, Portalis. Alors, certes, le Code civil revient sur certaines avancées de la Révolution relatives à la condition des femmes. Mais dans une France encore largement rurale et paysanne, la question de l'émancipation de la femme n'était pas une priorité. Le divorce (que le Code limite mais n'interdit pas) n'avait guère concerné que les classes aisées pendant la Révolution. Napoléon est un militaire et un Méditerranéen, ce qui peut expliquer en partie des préjugés machistes et un attachement au patriarcat. Mais la vraie question est de savoir si la structure économique de la France de l'époque permettait vraiment aux femmes de profiter des droits (d'ailleurs modestes) que la Révolution leur avait accordés.

 

Le Code civil, comme le Concordat, survit à la chute de Napoléon, Louis XVIII se bornant à quelques retouches superficielles. Il demeure la base du droit français contemporain. Il a inspiré les codes de lois des Pays-Bas, de l'Italie, de la Roumanie, du Portugal, du Chili, de l'Argentine, de l'Egypte même, sans parler des traces qu'il a laissées en Allemagne, en Suisse et dans les anciennes colonies françaises. On raconte que plus d'un Anglais, évoquant la prodigieuse complexité du droit britannique, agrégat de vieilles coutumes parfois héritées de la féodalité (notamment en matière de propriété foncière), regrette en privé que le Royaume-Uni n'ait pas eu un Napoléon... Quel plus bel hommage que celui rendu par vos ennemis?

 

[1] Avec le résultat assez prévisible de mécontenter tout le monde, aussi bien les thuriféraires de l'empereur que ses détracteurs. Des chroniqueurs de Mediapart voient même dans l'hommage rendu à Napoléon la preuve que M. Macron est "bonapartiste" et se prépare à installer une dictature. On voit là les limites de la démarche consistant à embaucher d'ex-youtubeurs venus du jeu vidéo pour commenter l'actualité politique... Le fait d'ériger l'ignorance crasse et la vulgarité en lettres de noblesse en dit long sur le délitement de notre société. Très courageusement, parce qu'à Mediapart on aime le débat, les commentaires sont bloqués pour cette vidéo.

 

[2] Il est à peine besoin de préciser que l'actuel occupant de l'Elysée, malgré son fameux "nous sommes en guerre" en référence à la pandémie, n'entre pas dans cette catégorie d'hommes d'Etat. La guerre, la vraie, ne se résume pas à la pression exercée sur les capacités d'accueil des hôpitaux. La guerre, la vraie, place dans la balance la survie d'un peuple, d'une civilisation, la pérennité d'un Etat, le maintien de l'indépendance et de la liberté d'une nation, toutes choses que la pandémie en soit n'a pas menacées, et je ne suis pas de ceux qui minimisent le risque sanitaire réel que la Covid-19 fait peser sur notre société. En revanche, la pandémie a révélé les failles d'un Etat affaibli, mais c'est une autre histoire.

 

[3] Le racisme, contrairement à ce que tout le monde (ou presque) croit, ne se limite pas au fait de "détester les noirs ou les Arabes", attitude qui relève plus souvent de la xénophobie ou de la méfiance vis-à-vis de l'Autre, de celui qui est différent, un réflexe que l'on rencontre dans toutes les cultures et dans toutes les sociétés. Il ne fait pas bon, par exemple, être albinos dans certaines sociétés africaines. Le racisme est un système de pensée qui propose une interprétation de l'histoire, une description de la société, une explication des comportements individuels et collectifs sous le prisme quasi-exclusif de la question raciale. De ce point de vue, le nazisme est une idéologie raciste. Mais le "wokisme" contemporain nourri de la "théorie critique de la race" l'est tout autant, bien qu'il se prétende antiraciste, et que ses objectifs soient bien différents. Il n'y a souvent pas besoin de beaucoup gratter pour que le vernis de tolérance et d'humanisme se craquèle et révèle un discours bien différent, celui des gens qui vous expliquent que les blancs, et seulement eux, doivent s'excuser, se "décentrer", travailler à "être moins blanc". Ou bien qu'un blanc qui assiste à une réunion de racisés est prié de se taire...   

 

Bibliographie:

Bertaud Jean-Paul, La Révolution française, 2004, Perrin, collection Tempus.

Excellente synthèse sur le Directoire pages 287-321

 

Biard Michel, Bourdin Philippe & Marzagalli Silvia, 1789-1815 Révolution, Consulat, Empire, Belin, 2009 dans la collection "Histoire de France" sous la direction de Joël Cornette.

Très bonne synthèse de la situation et de la politique coloniale sous la Révolution et le Consulat aux pages 452-463

 

Furet François & Ozouf Mona (sous la direction de), Dictionnaire critique de la Révolution française, 2007, Flammarion:

Tome 1: Evénements, avec une bonne synthèse de Denis Richet sur les Coups d'Etat, pages 63-76

Tome 3: Institutions et créations, avec un article un peu ardu mais très intéressant de Joseph Goy sur le Code civil, pages 133-152



06/06/2021
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