Chute de Bachar al-Assad: quelles sont les possibles conséquences?
Ainsi, Bachar al-Assad et son régime ont été balayés en quelques jours. Ce 8 décembre 2024, Damas est tombée aux mains des rebelles. Tous ceux qui combattaient depuis des années le régime baathiste des Assad se réjouissent et on les comprend. Les portraits officiels du "tyran" sont lacérés ou criblés de balles de kalachnikov. Les statues d'Hafez al-Assad, père et prédécesseur de Bachar, sont déboulonnées les unes après les autres. Ces scènes de liesse en rappellent d'autres: en 2003, en Irak, les gens dansaient en jetant à bas les statues de Saddam Hussein, autre dirigeant baathiste. Nous connaissons la suite. C'est pourquoi le Quai d'Orsay me paraît un peu naïf lorsqu'il salue la chute d'Assad et appelle à l'unité des Syriens dans le rejet de tout "extrémisme". Quand on connaît le pedigree des rebelles qui viennent de prendre Damas, on se demande si la diplomatie occidentale a appris quelque chose ces vingt dernières années. Voilà des décennies que les Occidentaux, pour abattre leurs ennemis, soutiennent sans réfléchir les tenants de l'islam sunnite radical, et s'étonnent que les mêmes causes produisent à chaque fois les mêmes effets: l'instauration de régimes islamistes, intolérants, qui persécutent les minorités religieuses, oppriment les femmes, et qui - il faut le dire avec force - alimentent in fine la radicalisation des musulmans vivant en Occident. Et à la tête de ces régimes, on trouve généralement un tyran aussi brutal et corrompu que le précédent, la tartufferie en plus. Les lecteurs qui connaissent mes positions - j'avais écrit il y a des années un article expliquant pourquoi je soutenais Assad et son régime - l'auront compris: je ne partage pas la joie délirante qui a cours chez les sunnites syriens comme dans nos médias. Je voudrais essayer d'analyser ce qui a, à mon avis, provoqué la chute rapide de Bachar al-Assad, qui pourtant avait su un temps endiguer et circonscrire la rébellion en remportant une série de succès militaires. Je reviendrai ensuite sur l'identité des rebelles victorieux, et la manière dont on essaie de nous les vendre comme des "modérés", par la voix de pseudo-spécialistes stipendiés. Enfin, naturellement, et c'est le titre de cet article, il convient de s'interroger sur les possibles conséquences de ce tournant historique, et j'en profiterai pour dire à quel point l'échec de l'expérience baathiste, pour regrettable qu'elle soit, doit nous amener à une réflexion profonde sur ce qui fonde l'identité d'une nation, et sur l'impossibilité de faire l'impasse sur les questions ethniques et religieuses.
Comment expliquer la défaite rapide et sans appel de Bachar al-Assad?
A partir de 2016, avec la reprise d'Alep, deuxième ville du pays, l'affaire semblait pliée: l'armée d'Assad était en passe de remporter la guerre civile commencée en 2011. Le soutien russe et iranien avait montré son efficacité. Après 2019, le régime baathiste paraissait tenir solidement l'essentiel de la "Syrie utile", à savoir la côte, les régions fertiles et peuplées de l'ouest du pays ainsi qu'une bonne partie de la vallée de l'Euphrate. Le nord-est de la Syrie se trouvait alors aux mains des Forces Démocratiques Syriennes (FDS), une alliance dominée par les Kurdes, qui, sans être pro-Assad, n'avait pas comme priorité de faire chuter le régime, avec lequel elle partageait une animosité envers la Turquie. Quant aux groupes rebelles, islamistes ou non, ils étaient alors refoulés principalement dans une poche du nord-ouest, autour d'Idleb, et le long de la frontière turque, avec le soutien de Recep Tayyip Erdogan, toujours soucieux de s'immiscer dans les affaires de ses voisins pour étendre l'influence d'Ankara et barrer la route aux milices kurdes. Mais les rebelles, divisés en factions rivales, semblaient bien incapables de vaincre Assad et son régime, revigorés par toute une série de victoires. Et pourtant, en quelques jours, le vainqueur apparent de la guerre civile a été vaincu, son armée s'est apparemment débandée et à l'heure où j'écris, Bachar al-Assad n'est plus qu'un ex-dictateur en fuite. Que s'est-il passé? Les réponses que je vais proposer ne sont pas celles d'un spécialiste, je tiens à le préciser. Je n'ai aucune source fiable pour comprendre et expliquer dans le détail ce qui s'est joué dans cette période fatidique qui court de fin novembre à aujourd'hui. Mais on peut, me semble-t-il, proposer quelques hypothèses raisonnables. Les causes de la chute de Bachar al-Assad ont probablement des causes internes et externes.
A l'intérieur, je pense qu'il faut le reconnaître lucidement: Assad a perdu le soutien de son peuple, et pas seulement de l'armée. Pendant une bonne partie de la guerre civile, le régime a manifestement conservé l'appui d'une grande partie de la population syrienne. Sans cela, il n'aurait pas pu résister, malgré l'aide des Russes et des Iraniens. Mais la population syrienne, notamment celle qui était plutôt favorable au régime, a peut-être fini par se lasser. Bachar al-Assad avait certes pris l'avantage, mais le problème est qu'il n'a jamais complètement gagné la guerre, empêchant un véritable retour à la normale. Il est possible qu'au fond, les grandes victoires du régime des années 2016-2019 se révèlent au final être des "victoires à la Pyrrhus" comme on dit. Le régime baathiste a dû épuiser ses faibles ressources dans les opérations de reconquête, et la nécessité de maintenir une mobilisation des forces armées n'a probablement pas arrangé la situation. Je ne dis pas d'ailleurs qu'Assad n'a pas voulu terminer cette guerre. Je pense que son refus de négocier, de transiger sur la souveraineté de son régime et d'accepter des cessions territoriales, de reconnaître in jure une situation de facto est tout à son honneur et montre qu'il se concevait comme un chef d'Etat, et non comme un simple chef de milice prêt à accepter le dépècement de son pays afin de conserver une zone d'influence. Seulement voilà, quand vous n'avez pas les moyens de vos ambitions... La poursuite d'une guerre larvée et le coût énorme des succès remportés entre 2016 et 2019 ont laissé la Syrie exsangue. Les alliés d'Assad, Moscou et Téhéran, n'avaient pas les moyens de financer une reconstruction de l'économie syrienne. Plus que la brutalité et la coercition exercées par le régime baathiste - celles des rebelles n'avaient rien à leur envier - plus que les massacres perpétrés par les troupes du régime et complaisamment relayés par nos médias (comme si les rebelles étaient des agneaux), j'ai tendance à penser que c'est le marasme économique qui a provoqué la lassitude de la population, lassitude qui a fini par se transformer, sinon en hostilité, du moins en indifférence. A quoi bon se battre pour un régime incapable de ramener une relative prospérité, de garantir la subsistance de la population, de lui offrir des perspectives d'avenir? Bachar al-Assad a tenu en échec ses ennemis, mais je crains qu'il ne soit pas parvenu à satisfaire la partie loyaliste de son peuple.
Toutefois, cet échec trouve pour une part son origine dans des facteurs extérieurs. Si Assad n'a pas pu entamer une reconstruction de la Syrie et de son économie, c'est aussi, et peut-être surtout, parce qu'il en a été empêché. Bien sûr, il ne faut pas sous-estimer les faiblesses intrinsèques du régime baathiste: corruption, clientélisme, pratiques claniques pour ne pas dire mafieuses étaient certainement monnaie courante. Mais, au-delà de cette situation peu reluisante, Bachar al-Assad a été mis sur la liste des ennemis mortels de l'Occident. Et cela, de fait, l'a en grande partie privé de sources de financement, de prêts, de fonds de développement, bref de toute une manne qui aurait pu lui permettre, peut-être, de remettre à flot l'économie syrienne. Et cette politique n'est pas le résultat du hasard ou de la négligence. Assad a été volontairement mis au ban de la communauté internationale par les Occidentaux. A Washington et ailleurs, il ne fait guère de doute que l'on a sciemment parié sur un effondrement du régime baathiste, d'une part en l'empêchant de gagner complètement la guerre, d'autre part en entravant son accès à des financements qui auraient facilité la reconstruction. Or la Syrie ne dispose quasiment pas de ressources naturelles, comme le gaz ou le pétrole, qui permettent par exemple au régime des mollahs iraniens de survivre dans des conditions certes difficiles. Enfin, je pense que le coup de grâce a été porté avec l'appui des Occidentaux: on a du mal à croire en effet que des rebelles, aux abois il y a quelque temps, aient pu se réorganiser, s'équiper et mener cette offensive éclair sans un soutien logistique, militaire et financier conséquent. Je n'ai pas d'information, mais je suppose que les Américains, peut-être par l'intermédiaire des Turcs, ont apporté l'appui nécessaire à cette campagne. Il faut également comprendre que la chute d'Assad est à replacer dans la grande partie d'échecs que les Etats-Unis et leurs affidés israéliens jouent dans cette région contre les Russes et les Iraniens. Bachar al-Assad paie aussi, et peut-être surtout, le fait d'avoir été un allié indéfectible de la Russie et de l'Iran. Sa chute pourrait même apparaître comme un "dommage collatéral" de la guerre qu'Israël mène contre le Hezbollah libanais. Il me paraît assez clair qu'Israël et les Etats-Unis, en accord avec la Turquie, ont décidé d'éliminer un allié de l'axe Moscou-Téhéran. Et de ce point de vue, reconnaissons que l'opération a été menée d'une main de maître.
Qui sont les nouveaux maîtres de Damas?
Par la grâce de l'Oncle Sam, d'Erdogan et peut-être de Netanyahou, Damas se réveille donc sous les tirs en rafales d'allégresse de ses nouveaux maîtres, une coalition hétérolicte dominée par le Hayat Tahrir al-Cham (HTC, "Organisation de Libération du Levant" en arabe) qui est une organisation islamiste sunnite. Il est intéressant de regarder d'où vient ce mouvement, parce que certains, dans l'enthousiasme des nuages de poussière soulevés par la chute des statues de style soviétique érigées à la gloire des Assad, semblent frappés d'amnésie. Le principal chef du HTC se nomme Abou Mohammed al-Joulani, de son vrai nom Ahmed Hussein al-Chara, né en 1984 à Deraa, berceau de la contestation au régime baathiste. Sa fiche Wikipédia nous apprend qu'en 2003, l'homme se rend en Irak pour combattre les Américains. Vingt ans plus tard, il sert de fait leurs intérêts... Pour le moment du moins. En Irak, Joulani fait partie d'Al-Qaïda jusqu'en 2006. Vous vous souvenez d'Al-Qaïda? C'est l'organisation terroriste créée par Oussama Ben Laden, celle-là même qui a perpétré les fameux attentats des tours jumelles, le 11 septembre 2001. A l'époque, je me souviens, le réveil avait été brutal pour les Américains, surpris de voir leur exploser en pleine figure les bombes à retardement qu'ils avaient semé un peu partout dans le monde musulman depuis l'époque de la Guerre Froide. Est-ce que Joe Biden, est-ce que Donald Trump auront le courage de dire aux Américains que l'homme que les Etats-Unis ont aidé à prende la Syrie - ou du moins qu'ils ont laisser faire - fut en son temps un partisan de Ben Laden, un complice de celui qui se vantait de frapper partout les Etats-Unis et d'assassiner des citoyens américains? Mais le pedigree de Joulani ne s'arrête pas là. Après un passage dans un camp de prisonniers en Irak, l'homme rejoint l'Etat Islamique (EI) aussi connu sous son acronyme de Daech! D'après sa fiche Wikipédia, Joulani aurait été "nommé à la tête des opérations de l'EI dans la province de Ninive" au nord de l'Irak, là où des milliers de chrétiens et de yézidis ont été massacrés par les islamistes de Daech, leurs femmes et leurs filles violées ou vendues, leurs biens confisqués, leurs lieux de culte dynamités. Voilà le tombeur d'Assad, le sauveur de la Syrie! Un meurtrier, un tortionnaire, un criminel aux mains rougies par le sang de ses victimes. Avouons que les chrétiens syriens ont de quoi célébrer la chute d'Assad. Un boucher en remplace un autre, si j'ose dire.
En 2011, Joulani rejoint son pays natal, au moment où éclate la rébellion contre le régime baathiste. Il fonde le Front al-Nosra, avec l'appui d'Abou Bakr al-Baghdadi, le "calife" autoproclamé de l'EI. Mais Joulani est apparemment un ambitieux, aspirant peut-être à devenir calife à la place du calife si j'ose dire. En 2013, il rejette la pesante tutelle de l'EI, trop proche, pour faire allégeance à Al-Qaïda alors dirigée par Ayman al-Zawahiri, le successeur de Ben Laden (tué en 2011). Il faut dire que Zawahiri n'est pas sur place, et de fait Joulani est son propre maître, à la tête de la branche syrienne d'Al-Qaïda, très autonome. Le Front al-Nosra, dont Laurent Fabius dit en son temps "qu'il faisait du bon boulot", est donc une organisation soeur de la branche yéménite d'Al-Qaïda dont se réclamaient les frères Kouachi, les terroristes qui décimèrent la rédaction de Charlie Hebdo. Eh oui, il faut rafraîchir la mémoire des gens, parce que nos médias se montrent quelque peu discrets sur les connections historiques entre le HTC et d'autres branches de la mouvance islamiste qui revendiquent ouvertement des attaques menées sur notre sol. Il faut par conséquent le dire et le répéter: la matrice qui a produit Joulani et le HTC est la même que celle qui a produit les frères Kouachi: le salafisme djihadiste. Au lieu de se réjouir des crimes de guerre commis par Israël dans la bande de Gaza au nom de sa lutte contre le Hamas [1], au lieu d'applaudir à l'affaiblissement du Hezbollah chiite au Liban, bon nombre de nationalistes en France seraient plus avisés de regarder les faits, afin de comprendre que le HTC et son chef constituent un ennemi très dangereux. Par ailleurs, ce qui se passe en Syrie vérifie ce que je disais dans un précédent article: Israël ne combat pas l'islam sunnite radical, et l'Etat hébreu est même prêt à utiliser des islamistes si cela lui profite. Je n'ai pas l'impression que Tsahal, si prompt à bombarder les positions iraniennes ou celles du Hezbollah en Syrie, aient beaucoup fait pour empêcher le HTC de s'emparer de Damas. Une coïncidence?
Le summum de la malhonnêteté intellectuelle consiste à nous vendre le HTC et son chef comme des modérés qui "auraient évolué". Il y a quelques jours, sur France Culture je crois, j'entendais un expert qui expliquait en substance que le HTC était devenu fréquentable, dans la mesure où il aurait soi-disant renié son extrémisme. Pour preuve, l'expert en question avançait que les imams du HTC seraient majoritairement d'obédience soufie. Il faut dire que "soufi" est devenu le mot magique pour qualifier "l'islam à visage humain", un islam humaniste et compatible avec "nos valeurs". C'est un mensonge. Le soufisme - qui d'ailleurs se subdivise lui-même en plusieurs écoles - n'est nullement un gage de tolérance et d'ouverture à l'autre. Mais, comme toujours, les islamophiles jouent sur l'ignorance des gens. Le soufisme peut aussi engendrer une pratique rigoriste de la religion musulmane et le mot "mysticisme" ne doit pas nous tromper: une pratique de l'islam n'est pas "modérée" au seul motif que le salafisme la combat. Par ailleurs, Joulani n'a jamais renié ses engagements passés, il n'a jamais opéré la moindre autocritique sur ses actes. Ses vagues promesses de respecter les minorités n'engagent que les naïfs qui y croient.
Quel avenir pour la Syrie et ses habitants chrétiens?
Mes pensées vont d'abord et avant tout aux communautés chrétiennes de Syrie. Le sort des chrétiens d'Orient est pour moi une préoccupation depuis plusieurs années. Rappelons que les pays d'Orient sont un véritable conservatoire du christianisme des premiers siècles, témoins des querelles théologiques qui ont divisé les chrétiens des temps anciens. En Syrie, il y a quatre Eglises principales, dont trois dirigées par des chefs portant tous le titre de "Patriarche d'Antioche et de tout l'Orient", titulature prestigieuse qui rappelle le rôle essentiel de la Syrie durant les premiers temps du christianisme. Antioche se situe aujourd'hui en Turquie, un pays islamo-nationaliste où l'héritage chrétien est purement et simplement nié, un pays qui s'est bâti sur l'élimination systématique des minorités chrétiennes, par génocide ou par nettoyage ethnique, un pays qui tente d'éliminer administrativement le patriarcat oecuménique de Constantinople, haute autorité de l'orthodoxie, en l'asphyxiant (fermeture du seul séminaire grec-orthodoxe depuis des décennies, refus d'accorder la nationalité turque à tout candidat potentiel, etc). Dans ce contexte, la Syrie a pu apparaître comme un refuge, un havre de paix relatif pour les chrétiens qui peinent de plus en plus à trouver leur place dans un monde musulman travaillé par un extrémisme latent. Le régime baathiste, avec sa logique laïque, offrait un cadre un peu plus favorable aux communautés chrétiennes du Levant. En développant une rhétorique nationaliste "syncrétique" - on y reviendra - les Assad avaient tenté de dépasser la seule appartenance ethnico-religieuse comme référence identitaire. De plus, membres de la minorité alaouite, groupe hétérodoxe plus ou moins issu du chiisme, Bachar al-Assad et son père avant lui avaient compris l'intérêt de s'entendre avec les chrétiens, eux aussi minoritaires, pour empêcher le triomphe des islamistes sunnites qui ne manqueraient pas de persécuter les alaouites - vus comme des hérétiques - et les chrétiens consiédérés comme des infidèles. En 1955 déjà, l'imam sunnite de la mosquée des Omeyyades déclarait qu' "un musulman indonésien m'est plus proche que le Premier ministre chrétien à Damas".
Avant la guerre civile débutée en 2011, la Syrie comptait probablement autour de 5 % de chrétiens, soit environ 1 million de personnes sur une population estimée à 22,5 millions d'habitants. Les grecs-orthodoxes, en communion avec le Patriarche oecuménique de Constantinople et les autres Eglises orthodoxes, étaient les plus nombreux (entre 400 000 et 500 000 personnes). Venaient ensuite les Arméniens (qui ont leur propre Eglise nationale depuis des siècles) et les grecs-melkites, qui sont eux des "uniates", c'est-à-dire d'anciens grecs-orthodoxes ralliés au Pape tout en conservant le rite byzantin, et qui par conséquent sont comptés au nombre des catholiques orientaux. Chacune de ces communautés comptait autour de 150 000 fidèles. Ironie de l'histoire, nombre d'Arméniens descendaient de rescapés du génocide perpétré par les Ottomans en 1915, qui avaient cru trouver un foyer plus sûr en Syrie, notamment à Alep. On trouve également des syriaques-orthodoxes (peut-être 80 000 à la veille de la guerre civile). Contrairement à ce que pourrait laisser supposer leur nom, ces chrétiens ne sont pas en communion avec les autres Eglises qu'on appelle couramment "orthodoxes" (en Grèce, en Russie, en Roumanie...) et leur rite n'est pas byzantin, mais syriaque. Les syriaques-orthodoxes sont aussi appelés "jacobites" en souvenir de Jacques Baradée qui organisa leur Eglise au VI° siècle. Comme les chrétiens coptes d'Egypte, ce sont les lointains héritiers des monophysites combattus par l'Eglise byzantine au temps de l'empereur Justinien. Leur langue liturgique, le syriaque, est un dialecte araméen, apparenté à la langue que parlait sans doute le Christ. Car, avant d'être profondément arabisée, la Syrie, comme la Palestine et l'essentiel de la Mésopotamie, était une terre de langue et de culture araméennes, en dehors des grandes métropoles hellénisées de la bande littorale, et de quelques colonies gréco-macédoniennes implantées dans l'arrière-pays. L'Eglise syriaque jacobite était un peu l'Eglise "nationale" des Syriens chrétiens de langue araméenne, avant que les conversions à l'islam n'éclaircissent les rangs de cette vieille communauté au cours du Moyen Âge. Depuis 2011, il y a fort à parier que le nombre de chrétiens a déjà fortement chuté, du fait des morts et de l'exil provoqué par la guerre ou par la situation économique critique. La survie de ces vieilles communautés, qui pour moi appartiennent au patrimoine commun de tous les chrétiens dans la mesure où elles perpétuent le christianisme dans la région qui l'a vu naître, paraît bien compromise, et l'arrivée au pouvoir des islamistes, même "modérés", du HTC n'est pas une bonne nouvelle, surtout si l'on tient compte du fait que les chrétiens et les chefs des Eglises ont majoritairement soutenu Bachar al-Assad. Ils pourraient par conséquent faire l'objet de représailles dirigées contre les "collabos", réels ou supposés, du régime baathiste.
Et la France dans tout ça? Du temps de Napoléon III ou même de de Gaulle, la France serait intervenue pour porter assistance aux chrétiens de Syrie [2], par exemple en sécurisant un réduit sur la côté où chrétiens et alaouites seraient en sécurité. Mais voilà, nous avons Macron, un médiocre, un impuissant, un type dont le seul titre de gloire est d'inaugurer Notre-Dame de Paris restaurée. Autres temps, autres moeurs. Certains, parmi les républicains patriotes et laïques, me reprocheront ce tropisme pour une "politique chrétienne". Mais ce n'est pas de ma part pur sentimentalisme ou simple solidarité confessionnelle, car il faut bien voir que la politique de protection des chrétiens du Levant s'inscrit dans une vieille tradition géopolitique française. Par le passé, et même bien avant que la France n'exerce un mandat de la SDN sur la Syrie et le Liban, notre pays exerçait une forme de tutelle sur les chrétiens de ces régions, et cela permettait de développer notre influence au Proche-Orient. Je rappelle d'ailleurs que c'est au nom de cette mission que la France détient encore et gère des sites en Terre Sainte comme l'église Sainte-Anne, le tombeau des rois ou l'Eléona, là même où s'est produit récemment un énième incident avec la police israélienne. A quoi bon défendre ces domaines nationaux et nous exposer à l'hostilité de l'Etat hébreu si nous n'assumons plus la fonction historique de la France dans cette région? Indépendamment de la pratique religieuse, la France a renoncé à se concevoir comme un pays chrétien, un pays catholique, sans se rendre compte qu'une part non-négligeable du rayonnement de notre pays provenait aussi de cette dimension. Mais nos élites - en même temps, il faut bien le dire, qu'une grande part des Français - ont tourné le dos à cette identité catholique qui fut longtemps un élément important de l'image de la France à l'étranger. Et le résultat est qu'aucune grande puissance aujourd'hui ne porte plus une "vision catholique" du monde, alors que les Etats-Unis continuent de défendre une conception protestante du monde, et les Russes une vision orthodoxe.
Quelles leçons tirer de l'échec de l'expérience baathiste?
J'ai toujours eu je l'avoue une forme de tendresse pour le baathisme. Je n'ignore pas que le régime baathiste syrien des Assad, comme le régime baathiste irakien de Saddam Hussein, était dur, impitoyable, féroce même. Les opposants ne devaient pas attendre la moindre mansuétude du régime. Mais soyons honnête: les ennemis du régime ne lui ont jamais fait de cadeaux non plus, comme en témoignent les attentats perpétrés par les Frères musulmans au début des années 80. Le baathisme, dont l'un des fondateurs est le chrétien syrien Michel Aflak, avait développé des idées mêlant nationalisme, progrès social et laïcité. Cette volonté de magnifier l'identité arabe sans la réduire à l'islam mérite à mon sens d'être saluée. Elle a d'ailleurs produit en Irak comme en Syrie une forme de nationalisme syncrétique, tentative louable - mais avortée il faut bien le dire - de dépasser les clivages religieux et communautaires. Ainsi Saddam Hussein se réclamait autant de Saladin, souverain musulman médiéval, que de Nabuchodonosor, roi païen de l'antique Babylone. La Syrie d'Assad n'hésitait pas à mettre en avant l'invention de l'alphabet ougaritique (d'Ougarit, puissante cité de la côte syrienne) datant d'environ 1200 avant Jésus-Christ, ou bien l'héritage de la cité marchande et païenne de Palmyre, capitale d'un éphémère état "romain" au III° siècle après Jésus-Christ sous la houlette du notable local Odénath et de son épouse, la fameuse Zénobie. La mise à distance de la religion, la volonté de mettre en place un "roman national" (sans échapper certes aux raccourcis et aux anachronismes) puisant aux sources d'un passé aussi lointain que glorieux, une idéologie étatiste teintée de socialisme, voilà qui n'est pas pour déplaire au nationaliste social français que je suis. Seulement, ça ne marche pas.
Et l'échec final du baathisme n'est pas lié à mon avis au seul poids de l'islam. Il est lié à la difficulté intrinsèque qu'il y a pour les hommes à "faire nation". La nation n'est pas une communauté naturelle pour l'homme, comme peuvent l'être la famille, le village, le clan ou la tribu. La nation est une communauté qui, j'en suis persuadé, nécessite un Etat fort. Sans doute les structures sociales syrienne et irakienne rendaient difficile la construction d'un tel Etat. N'oublions pas d'ailleurs que Hafez al-Assad et son fils se sont d'abord appuyés sur leur communauté, celle des alaouites, comme Saddam Hussein s'était avant tout appuyé sur la minorité sunnite irakienne à laquelle il appartenait. Le fait est que le discours nationaliste unitaire n'a pas réussi à obtenir l'adhésion des populations, malgré le volontarisme des autorités. Cela sonne comme un avertissement: la diversité, qu'elle soit ethnique ou religieuse, lorsqu'elle est trop grande, rend difficilement possible le processus de construction nationale. Alors on me dira que la France n'est pas la Syrie, ni l'Irak. L'Etat y est plus ancien, plus efficace, et le sentiment national plus profond. Seulement l'édifice laisse apparaître quelques fissures. La France, et les républicains patriotes refusent parfois de l'admettre, a surestimé sa capacité à assimiler des populations venues d'horizons culturels très différents. Il est vain de penser que l'on peut créer une cohésion nationale en laissant subsister dans la sphère privée des différences telles qu'elles ne peuvent à terme que produire des tensions et des divisions. La chute du régime d'Assad montre à mon avis qu'une nation a besoin d'un minimum d'homogénéité ethnique, raciale, culturelle pour pouvoir fonctionner. Sans cela, il n'y a qu'une logique impériale - comme aux Etats-Unis ou en Russie - qui peut garantir l'unité de populations et d'ethnies disparates. Or la France n'est plus un empire. L'idéologie républicaine, par son culte de la liberté dans la sphère privée, ouvre la voie aux divisions communautaires. C'est pourquoi je pense qu'il est vain d'imaginer que l'on va construire la nation française du XXI° siècle avec des noirs, des blancs, des Arabes, des musulmans, des juifs, des chrétiens, etc. Une relative homogénéité ethnico-culturelle est une condition nécessaire pour assurer la pérennité d'une nation. La France ne peut pas rester la France en absorbant des millions de Maghrébins, Subsahariens, Turcs, Asiatiques, etc.
[1] Le Hamas est un mouvement frériste, et je ne conteste pas que les Frères musulmans constituent une menace bien réelle pour la France. Mais le Hamas opère en Palestine et n'a pas à ma connaissance menacé la France. En revanche, Joulani est issu de mouvements, Al-Qaïda et l'Etat Islamique, qui ont une vocation panislamique et pour lesquels la lutte contre l'Occident - et notamment la France - est une priorité. Nombre de terroristes ou d'apprentis terroristes en France se sont réclamés d'Al-Qaïda ou de l'EI. Je n'en connais guère qui se soient réclamés du Hamas. J'ajoute que les Frères musulmans, assez intelligemment, sont passés maîtres dans l'art d'exploiter les faiblesses de nos sociétés et de retourner les valeurs occidentales en faveur de leur discours rigoriste. Les Frères musulmans cultivent leurs réseaux, avancent masqués, et épousent volontiers la mode d'utiliser le "sociétal" pour faire gagner leur cause. L'usage de la violence, pour le moment du moins, ne leur rapporterait rien en Europe. En Syrie en revanche, les Frères musulmans, ennemis mortels du régime baathiste, n'ont jamais reculé devant l'usage de la violence et du terrorisme, comme en 1979 lorsque des militants fréristes massacrent des élèves-officiers, principalement alaouites, à l'Ecole d'artillerie d'Alep.
[2] Rappelons qu'en 1860, la France était intervenue pour mettre un terme aux massacres de chrétiens commis par les druzes. A cette occasion, l'émir Abdelkader, ancien chef de la résistance algérienne à la colonisation française, s'était illustré en sauvant de nombreux chrétiens.
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