Nationaliste Social et Ethniciste

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Léviathan ou Providence: réflexion sur l'Etat et ses ennemis

Pourquoi un article sur l'Etat? Parce que je pense que l'Etat a été le grand absent de la campagne présidentielle de 2022. En consultant les programmes de beaucoup de candidats, j'avais cette étrange impression d'être en face d'un paradoxe: un Etat tout-puissant répondant de manière satisfaisante aux besoins de la population... mais sans aucun moyen pour l'alimenter. Un peu comme si vous étiez propriétaire d'une grosse voiture à la mécanique impeccable, mais sans y mettre de l'essence. Comment la machine peut-elle avancer dans ces conditions? Eh bien l'Etat en est là: il lui faut tout faire en tout lieu et par tous les temps, mais personne ne veut payer pour l'alimenter en matériel et en personnel compétent et motivé. Les Français veulent des juges probes, des policiers honnêtes, des enseignants sérieux, des médecins hospitaliers dévoués, mais "en même temps", ils souhaitent moins d'impôts, moins de taxes, moins de droits de succession. C'est toujours "aux autres" de payer, à savoir les riches, les actionnaires, les bourgeois, les grandes entreprises. Personne ou presque ne se dit jamais: "c'est à moi, en tant que citoyen, en tant que Français, de contribuer au financement de l'Etat". On retrouve là une variation du mal de notre temps: chacun veut des droits, toujours plus de droits, mais n'entend point être astreint au moindre devoir. Ce discours n'a rien de nouveau et on l'entend chez les libéraux comme chez les libertaires depuis des décennies. Ce qui est plus inquiétant, c'est qu'on le rencontre de plus en plus dans la mouvance patriote, nationaliste et identitaire. On l'a vu avec la campagne d'Eric Zemmour, moins dans le discours du candidat que dans le type de personnalités qui l'a rejoint. Or je ne crois pas qu'on puisse défendre la France en affaiblissant l'Etat, parce que ce dernier a une histoire spécifique dans notre pays, et est intimement lié à la construction et à la consolidation de l'identité nationale.

 

Je tiens enfin à préciser que cet article n'est pas rédigé par un philosophe ou un juriste, il n'a donc aucune prétention scientifique ou universitaire. Il s'agit avant tout d'une réflexion historique et politique.

 

Pourquoi l'Etat?

Les philosophes nous disent qu'au commencement était l'état de nature. Deux écoles s'affrontent grosso modo: ceux qui, avec Thomas Hobbes, pensent que cet état de nature est un état de "guerre de tous contre tous" (Hobbes est anglais et écrit au moment de la guerre civile anglaise au XVII° siècle), et ceux qui, comme Rousseau, défendent l'idée que l'homme est naturellement bon. Pour Hobbes, le contrat qui donne naissance à l'Etat permet de mettre fin à un état de nature au fond invivable, et d'assurer la sécurité de tous en instaurant un Etat, le fameux Léviathan, qui seul a le monopole de la violence légitime. Pour Rousseau, les choses sont un peu plus complexes. Certes, dans l'état de nature, l'homme est bon, mais Rousseau ne condamne pas le passage à l'état civil dans lequel il voit un progrès pour l'homme qui s'éveille en quelque sorte à la justice et à la morale, simplement il constate que la société corrompt l'homme et que, au final, les avantages de la sortie de l'état de nature sont annulés par les vices d'un mauvais contrat social. Les rousseauistes ont ensuite poussé cette idée à l'extrême jusqu'à idéaliser le "bon sauvage". Il y a encore un fort courant d'inspiration rousseauiste aujourd'hui en France, qu'on peut observer sous la forme d'une admiration professée pour les "peuples authentiques", les habitants des régions isolées, en marge de la modernité. S'y ajoute aisément une idéalisation de la nature, et il y a un fort rousseauisme dans la mouvance écologiste. Ce n'est pas une spécificité française d'ailleurs. Il faut regarder le film américain Noé de 2014 (avec Russell Crowe dans le rôle titre) pour retrouver tout ce discours qui fait de la civilisation, surtout si elle est urbaine et industrielle, une source de corruption de l'homme. L'idée est en effet présente dans la Bible, puisque Caïn, le fratricide, maudit par Dieu, fonde la première ville et est le père de la première civilisation, laquelle est détruite par le Déluge. Mais l'écologisme politique travestit la pensée de Rousseau en ce qu'il la pousse vers un anti-humanisme mortifère que n'aurait pas forcément approuvé le philosophe genevois. 

 

L'Etat en France

On pourrait écrire une thèse de mille pages (voire plus) sur l'histoire de l'Etat en France et sur l'histoire du rapport des Français à l'Etat. On se bornera ici à un rapide tour d'horizon chronologique et je m'excuse d'avance pour les inévitables raccourcis qui feront sans doute bondir les connaisseurs. Il faut d'abord rappeler que, sur le territoire qui va devenir la France, l'Etat a préexisté à la nation, il a préexisté au pays lui-même. Cet Etat fut d'abord un Etat romain, avec ses provinces, ses gouverneurs, son administration fiscale et militaire, de la conquête de la Gaule jusqu'à la chute de l'empire au V° siècle. Ces 500 ans de domination romaine, au début de notre ère, ont une importance déterminante et établissent une différence fondamentale, un fossé culturel énorme, entre notre pays et nos voisins anglo-saxons et germaniques, si souvent cités en exemple. En France, l'Etat est une très vieille idée, qui a plus de deux mille ans. Ce n'est le cas ni en Angleterre, ni en Allemagne, encore moins aux Etats-Unis. Il ne faut jamais perdre cela de vue. Dès l'époque gallo-romaine, l'Etat a un rôle de garant de la paix, de la sécurité, lesquelles permettent l'urbanisation, l'essor économique, les échanges commerciaux. L'Etat a aussi, déjà, un rôle assimilateur, puisque l'Edit de Caracalla de 212 fait de tous les hommes libres de l'Empire des citoyens romains. A la fin du IV° siècle, l'empereur Théodose fait le choix du christianisme et l'Etat romain finissant impose la nouvelle religion (dans sa version catholique romaine) aux populations de la Gaule face aux hérésies et aux païens. Droit romain et catholicisme: Rome a légué à la France les deux piliers sur lesquels l'Etat va se construire en France. En Allemagne et en Angleterre, la christianisation (ou rechristianisation) est plus tardive, et le droit germanique l'emporte sur le droit romain.

 

Clovis [1], qui unifie la Gaule sous autorité franque, et ses descendants mérovingiens après lui, héritent des structures étatiques de la romanité tardive et d'une Eglise bien organisée qui reprend et perpétue les cadres administratifs romains (un évêque à la tête de chaque cité, un archevêque à la tête des évêques d'une même province, etc). Certes, l'influence germanique des Francs, des Alamans, des Burgondes, des Goths, se fait sentir. Chaque groupe ethnique a son code de lois, qui est souvent une adaptation du droit romain influencé par les coutumes germaniques. Mais rapidement, une politique d'homogénéisation se développe, poursuivie par les Carolingiens qui cherchent à ressusciter l'idée d'Empire, non sans quelque succès, et à donner un nouveau souffle à l'héritage romain. Lorsque le royaume qu'on peut qualifier de "France" apparaît véritablement, au tournant des IX° et X° siècles [2], l'idée d'Etat est là depuis mille ans. Elle se confond avec la royauté franque depuis près de quatre siècles, et bien que la monarchie rencontre de réelles difficultés sous les derniers Carolingiens puis sous les premiers Capétiens aux X° et XI° siècles, son prestige n'est pas si faible qu'on l'a parfois dit [3]. Cette idée d'Etat est largement entretenue et soutenue par le clergé qui, aux côtés du roi, exerce un rôle politique, administratif et juridique non-négligeable. A partir du règne de Philippe II Auguste (1180-1223), la royauté prend l'ascendant sur le système féodal et entame un travail d'unification administrative et juridique. L'Etat capétien connaît son premier âge d'or sous Philippe IV le Bel (1285-1314) représenté entouré de ses légistes. Au-delà des fantasmes, l'arrestation et le procès des Templiers apparaissent comme une première manifestation de cet Etat royal qui a gagné en puissance tout au long du XIII° siècle.

 

Avec la Guerre de Cent ans (1337-1453), la couronne, désormais aux mains des Valois, traverse une période de turbulence, ponctuée de défaites militaires, de crise sanitaire et économique et de guerre civile. Pourtant, l'Etat continue à se renforcer: pour combattre les Anglais, les rois, tout particulièrement Charles V le Sage (1364-1380), travaillent à la mise en place d'une fiscalité plus efficace. Avec Charles VII (1422-1461), la monarchie se dote d'une armée permanente et d'une artillerie, financées par ce système fiscal qui se perfectionne. La victoire de Castillon en 1453 ne marque pas seulement le triomphe de la monarchie française sur la royauté anglaise, mais aussi celui de l'Etat moderne en gestation. Louis XI (1461-1483) et François 1er (1515-1547) achèvent de détruire les dernières principautés qui pouvaient apparaître comme des structures étatiques rivales de celle que la monarchie a patiemment édifiée, à savoir les duchés de Bourgogne, de Bretagne et de Bourbon. C'en est fait des grandes constructions politiques issues de la féodalité. Le XVI° siècle voit pourtant poindre un nouveau danger: la montée du protestantisme et la radicalisation d'une partie des catholiques font ressurgir la menace d'un "Etat dans l'Etat". La royauté, qui incarne désormais un Etat qu'on se risquera à qualifier de "national", est pourtant incontournable et l'on voit bien que les différentes factions, princes protestants et chefs de la Ligue catholique, tentent de prendre le pouvoir en plaçant le roi sous leur tutelle. Il s'agit davantage de contrôler le pouvoir royal que de l'évincer, même si les luttes interminables sapent, au moins provisoirement, les fondements de l'Etat. Le même phénomène est observable durant la Fronde, où Condé et consorts cherchent à prendre la garde du roi plutôt qu'à éliminer la monarchie. 

 

Mais la royauté ne sera pas le jouet des factions aristocratiques et finit par l'emporter. Louis XIV (1643-1715) est évidemment pour beaucoup dans ce dénouement même s'il serait injuste d'oublier l'oeuvre de son père Louis XIII (1610-1643) et du cardinal de Richelieu. On peut parler désormais d' "absolutisme" ou de "pouvoir absolu". La monarchie perfectionne son administration et son contrôle juridique sur le territoire, bien qu'elle doive composer avec des restes de féodalité et, surtout, avec l'opposition plus ou moins affirmée de la noblesse de robe, ces "Messieurs des Parlements". L'Etat commence insensiblement à se détacher de la personne royale et Louis XIV, au seuil de la mort, déclare: "Je m'en vais, mais l'Etat demeure". La Révolution et l'Empire qui, sur des plans symboliques et culturels, représentent une rupture majeure, assument une forme de continuité en ce qui concerne l'Etat, lequel continue à se renforcer. Avec Napoléon (1799-1815 si on compte le Consulat et l'Empire), la centralisation franchit un pas et le cadre administratif et juridique qui se met en place à ce moment constitue les fondements de l'Etat contemporain, jusqu'à nos jours. Celui-ci connaît une période faste sous la présidence de Charles de Gaulle (1958-1969) et de ses premiers successeurs. Il faut attendre la fin du XX° siècle pour que la belle machine, jusque-là soigneusement entretenue, commence à se gripper sous les coups de boutoir de la construction européenne, de la décentralisation à tout-va, de la mondialisation économique et de l'immigration de masse, autant de phénomènes, d'ailleurs liés entre eux, qui concourent à casser une unité nationale sans laquelle il paraît bien difficile d'établir la légitimité d'un Etat démocratique. Briser la puissance de l'Etat, c'est détruire l'outil qui permet aux dirigeants élus de gouverner. Dès lors, il ne faut plus s'étonner d'être dirigé par des impuissants... 

 

Après la Seconde Guerre Mondiale, dans le cadre de l'application du programme du CNR (Conseil National de la Résistance), l'Etat se lance dans une politique sociale ambitieuse, avec la création de la Sécurité Sociale, par exemple. On parle dès lors d' "Etat-Providence" pour désigner ce type d'Etat qui ne se borne plus à assurer l'ordre et la sécurité, mais qui intervient pour protéger le citoyen des aléas de la vie (chômage, maladie) et pour développer les infrastructures nécessaires à la vie économique ou culturelle. La Fraternité de la devise nationale prend alors le sens de solidarité et, d'une certaine manière, cette politique aurait dû renforcer la cohésion nationale. Mais, au cours des années 80 et 90, la gauche étend les droits chèrement acquis à la Libération à une masse d'immigrés qui ne cesse de croître malgré la crise économique qui sévit depuis la fin des années 70. Après la fin de la Guerre Froide et le triomphe de la mondialisation libérale, il devient clair que les classes dominantes ont de moins en moins intérêt à financer un système social onéreux. En même temps, les hommes politiques sont bien obligés d'acheter la paix sociale pour éviter que les "cités sensibles" s'agitent. La politique de redistribution, devenue trop généreuse, se poursuit donc tandis que les coupes budgétaires affectent les services publics (hôpital, école, police). L'Etat aujourd'hui reste une vache à lait pour de nombreux assistés (parmi lesquels nombre de personnes issues de l'immigration, mais aussi du "monde de la culture") en sacrifiant cependant les investissements pour l'avenir, par exemple le renouvellement du parc nucléaire français ou l'entretien des infrastructures (ponts, chemins de fer).

 

Le discours anti-Etat "de droite"

A droite, la haine de l'Etat est un héritage de l'idéologie libérale qui s'est particulièrement épanouie dans le monde anglo-saxon, et aux Etats-Unis en premier lieu. L'Etat serait une sorte de parasite qui prive les gens de leur liberté (grâce à une propagande omniprésente) et de leur argent (par le biais d'une fiscalité confiscatoire). Il convient donc de se prémunir contre cet Etat autoritaire, intrusif et prédateur. J'entendais récemment un influenceur qui s'est bâti une petite notoriété chez les "droitards" du net le dire sans détour: "Mon premier ennemi, c'est l'Etat". Ce type de raisonnement pose deux problèmes: le premier concerne les prémices, le deuxième les conséquences. Sur les prémices, il faut rappeler à une certaine droite - y compris une partie des nationalistes et des identitaires - que la France n'est pas les Etats-Unis d'Amérique. Nos mythes fondateurs ne s'incarnent pas en de courageux pionniers tenant un fusil dans une main et la Bible dans l'autre, s'en allant en colonnes de chariots au Far West pour s'établir en des contrées reculées et - presque - inhabitées. En France, les mythes fondateurs sont portés par des hommes qui établissent (ou rétablissent) un Etat fort, qui repoussent les envahisseurs, font rentrer les impôts et imposent le respect des lois. On retrouve ça de Clovis à de Gaulle en passant par Saint Louis, Louis XIV, Napoléon. Pourquoi cette différence? Si j'étais méchant, je dirais que la raison en est que la France avait des ennemis autrement plus coriaces que quelques confédérations tribales d'Amérindiens, certes courageux, mais peu nombreux et en état d'infériorité technique. De plus, la France naît sur un territoire qui a été imprégné de droit romain et de catholicisme. Or le libéralisme, économique et politique, est d'essence protestante. La France est un pays qui, depuis toujours, a la guerre civile dans le sang, et l'Etat a été conçu comme un rempart, face à la discorde et au chaos, qui s'est donné à la fois les moyens de la répression et ceux d'instaurer une relative égalité afin de réduire les jalousies et le ressentiment.

 

La nation française a été construite par l'Etat, elle n'est pas une donnée "naturelle" liée à la langue ou la race, ce qui ne veut pas dire qu'elle n'a pas une substance ethnique et culturelle. Et donc rejeter l'Etat, c'est en réalité défaire la nation. D'ailleurs, l'influenceur susdit a la cohérence d'aller au bout de son raisonnement en prônant une forme de "salut individuel" très protestant, fondé sur un désengagement de la société en général, un repli sur la "communauté" et un travail - moral, intellectuel, physique - sur soi-même (la mode est au développement personnel). On ne voit pas bien où peut conduire ce genre de logique [4]: une fois que l'Etat se sera effondré et que la loi du plus fort régnera, ce ne sont pas les tribus d'identitaires survivalistes qui l'emporteront mais des groupes suffisamment structurés pour reconstruire un Etat capable d'élaborer et de faire respecter un minimum d'ordre. L'utopie libertaire, qu'elle soit de droite ou de gauche, ne mène nulle part. Il est d'ailleurs assez amusant de constater que ces nationalistes qui conchient l'Etat vouent généralement une grande admiration aux militaires et aux policiers... c'est-à-dire ceux qui incarnent les piliers sur lesquels repose cet Etat honni. Mais on n'est plus à une contradiction près. On peut quand même s'interroger sur la sincérité de gens qui prétendent vouloir rendre à la France sa grandeur, sa puissance, son rayonnement mais sans Etat, sans impôt, sans administration, c'est-à-dire sans les moyens qui, historiquement, ont permis à n'importe quelle structure politique de réaliser ses ambitions. Je vois mal la France retrouver sa puissance du simple fait que sa population comptera un nombre important de moustachus virils, musclés et tatoués. Et ce n'est pas en vivant en marge de la société que l'on change cette dernière, même si c'est un réflexe compréhensible quand on voit l'Etat relayer des idéologies anti-nationales, et se soucier davantage des minorités que du reste de la population. J'ai d'ailleurs expliqué dans un autre article qu'il fallait tenir compte du fait que l'Etat instaure une atmosphère anti-nationale et qu'il convient en effet d'assurer au sein de la famille la transmission des valeurs et des principes que la République paraît avoir renié. Mais l'objectif, pour moi, reste de prendre le contrôle de l'Etat et non de danser sur son cadavre.

 

Au sein de la droite bourgeoise libérale, volontiers européiste voire mondialiste, le rejet de l'Etat est une question purement matérielle: ce dernier coûterait trop cher, générerait une dette qui rendra la vie de "nos enfants" (surtout ceux de la bourgeoisie) insupportable car ils devront payer, il gaspillerait l'argent du contribuable en général et du pauvre entrepreneur en particulier, en entretenant une fonction publique pléthorique et en assurant une redistribution au profit de gens qui ne le méritent pas car ils n'ont pas "traversé la rue" pour trouver du boulot. La caricature la plus aboutie de cette droite est incarnée par Agnès Verdier-Molinié qui, avec une régularité de métronome, pond des ouvrages dénonçant la gabegie de l'Etat, la faillite prochaine de la France, l'urgence à réduire la pression fiscale, etc. Madame Verdier-Molinié est à côté de la plaque: si on peut la rejoindre dans sa critique d'une politique de redistribution trop généreuse, pour le reste, elle ne voit pas (ou feint de ne pas voir) que l'Etat applique déjà la politique qu'elle prône, en réduisant le nombre de fonctionnaires, en bloquant les salaires de ces derniers, en "externalisant" de plus en plus de tâches (voir l'affaire du cabinet de conseil McKinsey). Conformément à une vieille tradition de notre intelligentsia, Madame Verdier-Molinié trouve évidemment que l'herbe est plus verte ailleurs, en l'occurrence en Allemagne. Ce qu'elle ne voit pas (ou feint de ne pas voir), c'est que la décentralisation a justement fait gonfler les effectifs de la fonction publique territoriale, pendant que la fonction publique d'Etat est mise au régime sec. L'Etat allemand a bien moins de dépenses que l'Etat français... puisqu'il fait reposer sur ses Länder une partie des dépenses qui en France incombe à l'Etat central. Mais il n'est pas dit que le coût final pour le contribuable allemand soit si différent...

 

Le discours anti-Etat "de gauche"

La gauche a depuis longtemps un rapport ambigu à l'Etat: d'un côté, ce dernier est le bras armé de la bourgeoisie et du grand capital, de l'autre il est (ou peut devenir) l'instrument de l'émancipation des prolétaires. Les socialistes et plus encore les communistes sont plutôt sur cette deuxième ligne, et ont cessé d'être hostile à l'Etat après la Seconde Guerre Mondiale, puisque le programme du CNR porte leur empreinte. Il en va tout autrement pour la gauche radicale d'obédience trotskiste ou anarchiste, mouvement qu'on pourrait englober sous le terme de "socialistes libertaires". Ceux-là sont convaincus que l'Etat est resté ce qu'il était au XIX° siècle, à savoir un outil de domination, utilisé par les classes dirigeantes - pardon l'oligarchie - pour réprimer notamment les "minorités" qu'elles soient sexuelles, ethniques, religieuses. Cet Etat est évidemment inféodé au Grand Capital, blanc et hétéropatriarcal. Les gauchistes, d'une certaine manière, sont plus cohérents que leurs homologues de droite: eux détestent tout particulièrement les corps qui incarnent le rôle répressif de l'Etat, l'armée et la police. D'où cette haine anti-flic proclamée à chaque instant ("tout le monde déteste la police" scande-t-on dans certaines manifestations). Pour les trotskistes, l'Etat, même lorsqu'il est aux mains des révolutionnaires - comme ce fut le cas en Russie après 1917 - ne peut que trahir la "cause" et dévoyer la Révolution. Ce qui fait que les trotskistes ne cherchent jamais réellement à prendre le pouvoir, et s'enferment dans un sectarisme hors du temps (Lutte Ouvrière) ou transforment la Révolution en petite rébellion pour adulescents (Nouveau Parti Anticapitaliste).

 

Dans tous les cas, l'Etat, c'est le Mal (et le Mâle aussi pour les néoféministes). Les militants de gauche radicale ne ressentent donc pas le besoin de respecter les règles édictées par cet Etat illégitime par essence. On l'a vu récemment encore avec les manifestations d'écologistes contre les chantiers de "méga-bassine" à vocation agricole dans les Deux-Sèvres. La question de savoir si ce type de structure est utile et souhaitable relève du débat démocratique. Mais les manifestations avaient été interdites... Et les écologistes (y compris des élus de la République!) ont tout de même choisi de manifester pour s'étonner ensuite de la "violence des affrontements" avec les forces de l'ordre. Des politiciens peu scrupuleux se permettent ensuite de mettre en doute la fiabilité de ces dernières, qui n'ont fait qu'obéir à des ordres venus, je suppose, du préfet, fonctionnaire nommé par le gouvernement pour être le garant de l'ordre public. Mais on touche là un point fondamental de l'imaginaire gauchiste: comme l'Etat, c'est le Mal, lui obéir c'est - forcément - être un "facho" décérébré. Parce que le gauchiste sait, lui. Il a entrevu la Vérité, lui. Et donc, au nom de cette vérité, il n'a pas de réticence - beaucoup moins que le "droitard" qui garde toujours en son for intérieur un vague attachement à l'ordre - à mépriser les règles édictées par l'Etat. Il convient de souligner que le fait que l'Etat soit dirigé par des personnes élues démocratiquement n'a aucune importance pour la gauche radicale: il faut libérer le peuple de l'Etat pour... Mais pour quoi au fait? Pour être gouverné par des "Assemblées Générales" aussi bavardes qu'inefficaces, dominées par des gauchistes professionnels infoutus de gérer ne serait-ce qu'une petite municipalité? Avouons que ça fait envie. On a vu la violence de la haine anti-Etat à Notre-Dame-des-Landes. Comme nombre de personnes l'avaient relevé, avoir donné la victoire à des groupuscules de gauche radicale hypothéquait dangereusement l'avenir de tout chantier d'ampleur. On voit ce qui se passe - des dizaines de blessés - avec les "méga-bassines". Imaginez ce qui se passera si l'on décide un jour de construire de nouvelles centrales nucléaires, parce que oui, un jour ou l'autre, il faudra choisir entre polluer avec des centrales à charbon (comme l'Allemagne), se passer d'électricité un jour sur deux avec le renouvelable... ou construire des centrales nucléaires.    

 

Le discours anti-Etat des immigrés 

Pour terminer, évoquons un discours anti-Etat plus spécifiquement répandu dans certaines populations issues de l'immigration. Je ne parle pas de la dénonciation du "racisme systémique" qui est une pure invention de pseudo-intellectuels "blancs" le plus souvent, et qui pensent que la société française est une vague copie de la société américaine. En fait, beaucoup d'immigrés "racisés" se moquent éperdument du "racisme systémique" pour la bonne et simple raison que le racisme est très courant parmi eux, et beaucoup plus facilement accepté. Les Arabes se considèrent volontiers comme supérieurs aux Européens dégénérés ou aux Subsahariens. Les Turcs méprisent fréquemment les Arabes autant que les Européens. Les Asiatiques ont souvent des "préjugés négatifs" (soyons poli) sur les Arabes et les Subsahariens. Quant à ces derniers... Ne sont-ils pas la source de toute civilisation puisqu'ils proviennent du berceau même de l'humanité? Les mauvaises langues pourraient d'ailleurs faire remarquer que pour grandir, il faut justement sortir de son berceau, mais là n'est pas la question. Mon propos est simplement de signaler que, parmi les populations issues de l'immigration, on n'a pas les indignations de vierge effarouchée des petits blancs repentants face au racisme. Chez les "racisés", le racisme est banal et décomplexé. Et comme en plus, ce racisme est légitimé par le "racisme systémique" dont ils seraient soi-disant victimes, les "racisés" auraient tort de se priver. Jusqu'à récemment, les "jeunes issus de la diversité" invoquaient davantage le "racisme de la société" que celui de l'Etat proprement dit pour justifier la pauvreté et la délinquance dont ils sont otages.

 

En revanche, les immigrés issus de pays qui ont été colonisés par la France cultivent des griefs particuliers contre l'Etat: en effet, certains d'entre eux voient en ce dernier la continuité de l'Etat colonial qui jadis soumis et éventuellement exploita leurs ancêtres. En criminalisant de manière définitive et au fond assez simpliste la colonisation, une certaine école d'historiens "progressistes" interdit de facto tout regard nuancé sur cette période. Mais les descendants des populations colonisées ont raison sur bien des points: une domination politique, économique et culturelle étrangère a été imposée à leurs ancêtres; la puissance coloniale a prélevé son tribut de matières premières et d'hommes, pour ses usines comme pour ses armées. Ce que je ne comprends pas, soit dit en passant, c'est la différence que font les historiens progressistes et les militants "décoloniaux" entre les ressorts de la domination coloniale européenne et ceux des autres dominations: qu'est-ce que les Français en Algérie ont fait de "plus grave" que les Turcs en Grèce ou en Bulgarie? En quoi la domination française au Sénégal a-t-elle été plus terrible que la domination mongole en Perse? Les Japonais ont-ils été moins dominateurs en Corée que les Français à Madagascar? Pourquoi cet acharnement à vouloir donner une coloration (si j'ose dire) spécifique, forcément diabolique, à la domination de l'homme blanc? Quelle preuve y a-t-il que la domination de l'homme noir ou de l'homme asiatique eût été nécessairement plus douce? Quoi qu'il en soit, nombre d'immigrés issus des anciennes colonies françaises accusent fréquemment la France de "poursuivre le pillage de l'Afrique" en soutenant d'odieux dictateurs, via le système semi-mafieux de la "Françafrique". 

 

Plus globalement, ces immigrés reprochent à la France de voir en eux, encore et toujours, des sujets plutôt que des citoyens, et ce sentiment parfois s'étend à des populations ultramarines. A cela, il y a plusieurs réponses: d'abord, regardons le destin politique et économique des pays qui ont pris leur distance avec la France, comme l'Algérie ou la Guinée. Ces pays sont-ils mieux gouvernés, plus prospères, leurs habitants plus heureux? Quand on voit les visas que l'Algérie continue à réclamer - et que nos gouvernement se déshonorent de lui accorder - il y a des raisons d'en douter. Pour le reste, les immigrés issus des anciennes colonies ne sont pas traités comme des sujets, mais comme des étrangers, c'est aussi simple que cela. A partir du moment où les populations colonisées du Maghreb et d'Afrique subsaharienne ont fait le choix - éminemment respectable - de l'indépendance, ce choix les oblige pour les siècles des siècles. Les ressortissants de ces pays ne peuvent plus avoir un pied dedans, un pied dehors, tantôt invoquer le souvenir des goumiers marocains et des tirailleurs sénégalais, tantôt brandir dans les mariages des drapeaux de leur pays d'origine. Non seulement aucune personne originaire d'une ancienne colonie n'a désormais vocation à devenir française mais, si la loi était bien faite, une telle naturalisation devrait être strictement interdite (avec naturellement réciprocité dans la législation des pays concernés). L'Etat français considère les descendants de ses sujets coloniaux pour ce qu'ils sont devenus: des étrangers comme les autres. Il n'y a aucune raison de leur accorder quelque avantage que ce soit. Ils ne doivent plus rien à la France, et la France ne leur doit plus rien.

 

Enfin, certains immigrés de confession musulmane s'imaginent, contre toute évidence, que l'Etat en France est islamophobe. Il est vrai que la laïcité à la française, malgré les concessions et les capitulations, peine encore à se plier aux normes de l'islam. Pour les islamistes purs et durs et pour les très nombreux musulmans sensibles à leurs sirènes, quelle peut être la légitimité d'un Etat "sans religion", encore largement aux mains des mécréants? On voit bien que les intégristes rejettent l'autorité de cet Etat et la validité de ses lois - par exemple en vivant ostensiblement en polygame ou en poussant les femmes à se voiler intégralement - tandis que beaucoup de musulmans mettent en doute, plus ou moins à demi-mot, l'équité de l'Etat à leur encontre. L'administration française est ainsi accusée d'entraver la construction ou l'agrandissement de mosquées, d'être devenue exagérément stricte sur le contrôle des fonds destinés à alimenter les associations cultuelles [5]. Bref, l'Etat français ne traiterait pas les musulmans avec le respect qu'ils méritent... c'est-à-dire, au fond, avec les mêmes égards auxquels l'islam a droit dans les pays où il est religion d'Etat et où les autres religions peinent à exister quand elles ne sont pas interdites. On peut mentionner également que des théories complotistes venues notamment de certains groupes d'extrême droite, à savoir que l'Etat français serait aux mains des "sionistes" voire des "juifs", se sont fort bien implantées dans la population musulmane, et y prospèrent mieux qu'ailleurs.

 

On constate donc que la haine de l'Etat connaît bien des avatars, et paradoxalement se rencontre aussi parmi ceux qui disent "défendre la France". Cette hydre polycéphale est un des éléments, et non des moindres, qui concourent à saper l'unité de notre nation. Sans un Etat fort, qui propose un projet fédérateur et qui se donne les moyens de pousser les Français à accomplir des choses ensemble, je vois mal comment la nation pourrait cesser de se déliter. Seulement voilà: un Etat fort, respecté, avec un projet de puissance, de grandeur, cela a un coût, et l'on voit bien que beaucoup de gens n'ont pas envie de payer. Surtout parmi ceux qui ont les moyens. Et y compris parmi ceux qui se targuent d'être "patriotes".  

 

[1] Je renvoie à cet article consacré au fondateur, non de la France, mais d'une monarchie franque catholique qui va, au fil des siècles, façonné le pays.

 

[2] Je renvoie à l'article consacré à la question de la date précise de la naissance du pays.

 

[3] Voir notamment cet article sur la France féodale où je fais le point sur l'état de la monarchie entre la fin du IX° et la fin du XII° siècle. L'institution monarchique franque puis française traverse des périodes de crise, c'est indiscutable, mais s'il arrive qu'elle ploie, elle ne rompt jamais totalement. Le navire de la royauté est secoué par de violentes tempêtes, mais il ne coule pas. La devise de Paris aurait pu être celle de la monarchie avant 1789: Fluctuat nec mergitur.

 

[4] D'ailleurs, on voit que parmi ces influenceurs "droitards", la nation disparaît de la réflexion et du discours: il s'agit de s'adresser uniquement aux "mecs de droite", à sa "communauté", avec de surcroît une dérive sectaire qui devrait interroger: quand on vous conseille de "changer d'amis" et de ne plus fréquenter que des gens qui vous ressemblent et qui - ô surprise - se doivent de ressembler au gourou influenceur, je trouve cela assez inquiétant. Dans cette rhétorique, la France n'est plus qu'une vague référence mythique pour ne pas dire mythologique. En fait, ces gens ont déjà acté la mort de la France. En quoi sont-ils différents des gauchistes qu'ils croient combattre? 

 

[5] Voir ce récent reportage de France 24. Malgré la multiplication des mosquées et des salles de prière ces dernières années, des musulmans font encore la queue pour prier... L'islamisation de la France se poursuit lentement mais sûrement.



05/11/2022
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